Village de Bebekan

Maison du corps maison du coeur

mardi, août 08, 2006

BEBEKAN 9


Ci-joint, les dépenses pour Bebekan depuis le séisme du 27 mai 2006 jusqu’au 30 juin 2006. Nous avons dépensé jusqu’à cette date 49.345 800 rupiah, ce qui équivaut à environ 4.500 euros. Les dépenses courent toujours, puisque nous finançons chaque jour les repas pour le groupe d’hommes qui nettoient le village à tour de rôle, les frais d’essence des professeurs de lecture du Coran et d’art, les frais de nourriture des étudiants du posko, et qu’il y a toujours de nouveaux achats, par exemple une cinquantaine d’uniformes scolaires. Les « grandes vacances », qui en Indonésie ne durent que 15 jours, viennent de commencer. L’école reprend avant la fin juillet.


Il nous reste à l’heure actuelle plus de 7000 euros (argent reçu). Une partie de cette somme peut nous permettre de continuer à gérer sans problème les diverses activités à Bebekan déjà mises en place :-le posko des étudiants de SAR -le playgroup-les travaux de déblayement Pour réfléchir comment utiliser au mieux l’argent restant et à venir, nous avons organisé une petite réunion à ma maison samedi 1 juillet avec les étudiants du posko, puis une autre petite réunion à Bebekan dimanche soir 2 juillet avec les fortes personnalités du village, dont le chef du RT 1 (quartier1) et RT 2 (quartier2) (Bebekan est divisé administrativement en 2 RT-quartiers).


Samedi 1er juilletLes étudiants présents :-Faiz : « chef » du posko-Lolo, Sugeng : chef adjoint-Bintang : animatrice playgroup-Santi : animatrice playgroup-Sutris : animateur art, théâtrePlus Asep, coordinateur de SAR, Vincent « spécialiste » du contact avec les ONG internationales, et moi-même. Faiz nous a remis le plan du village de Bebekan que les étudiants du posko ont dressé « à main levée », puis transposé sur leur ordinateur. Ce plan sera visible sur le blog de Bebekan dont la mise en service est prévue dans une semaine environ. Il note l’emplacement de toutes les maisons (avant leur effondrement) (100), des étables (toutes intactes), des puits (57), des WC (13), de la mosquée, du cimetière au sommet de la colline, des rizières qui encerclent le village (mais qui n’appartiennent pas aux villageois). Chaque maison porte un numéro. Ce numéro est reporté sur les deux documents suivants, à savoir les photos prises 5 jours après le séisme par deux étudiants bénévoles français : chaque famille devant sa maison en ruines ou pas. C’est un document très émouvant et historiquement unique. A ma connaissance, aucun village dévasté de Yogyakarta n’a « documenté » ainsi les maisons et leurs habitants avant l’abattage des maisons et le déblayement des ruines. A la réunion de dimanche, un homme de Bebekan a suggéré qu’on fasse un agrandissement de chaque photo et que chaque famille accroche « sa photo » à l’intérieur de sa nouvelle maison, quand celle-ci sera reconstruite : « Pour raconter le tremblement de terre à nos petits-enfants ». Ce document aurait pu servir aux habitants de Bebekan à faire valoir leurs droits pour la prime à la reconstruction annoncée par le gouvernement quelques jours après le séisme (d’un montant de 10 à 30 millions de rupiah selon le niveau de destruction), mais les gens de Bebekan n’attendent rien de cette promesse. Ils n’ont toujours pas touché l’allocation de « survie » due à toute victime du séisme (90.000 rupiah et 10 kilos de riz mensuel) et qui est déjà versée dans de nombreuses autres circonscriptions depuis un mois. Cette prime se termine dans deux mois. Ce retard n’est pas justifié par l’administration locale. Les autorités de Yogyakarta ont toutefois admis que l’aide versée par le gouvernement central de Jakarta n’était pas suffisante pour couvrir toutes les victimes. Par ailleurs, comme quelques autres villages, Bebekan refuse que cette allocation soit versée uniquement aux personnes dont les maisons se sont totalement effondrées. Ils estiment, à juste titre, que même les villageois qui ont encore leur maison debout, ou à moitié debout, sont en droit de recevoir cette allocation, car eux aussi sont très affectés par le séisme : la solidarité villageoise veut que tout le monde partage tout et que tout le monde participe au « gotong-royong », travaux d’entre-aide bénévoles. Donner à certains et pas à d’autres risquerait de briser l’esprit « gotong-royong ». Ce refus donne une bonne raison à l’administration locale pour retarder la distribution de cette allocation à Bebekan. Ce document photographique et cartographique va par contre nous permettre, grâce à Vincent, d’obtenir de l’aide logistique auprès de certaines ONG internationales : outils et matériels de reconstruction, suppléments de bâches plastiques, nattes, couvertures…


Les travaux de déblayement se passent bien depuis que nous soutenons le « tour » de « gotong-royong ». Chaque fois que les ruines d’une maison sont déblayées, le propriétaire essaye de reconstruire aussitôt une maison temporaire avec les restes de son ancienne maison : poutres, charpentes, cadres de fenêtres, portes, tuiles, tôles, parois en contre-plaqué ou bambou tressé (gedek). Ainsi, depuis une semaine, 5 maisonnettes ingénieuses ont vu le jour. Mais toutes les familles de Bebekan n’ont pas la même chance : certaines maisons ont tout broyé en s’effondrant. Les villageois ont évalué qu’il faudrait en moyenne 700.000 à 1.000.000 rupiah par famille (soit 80 euros, pour certaines moins, pour certaines plus) pour construire une maison temporaire à partir des restes et de suppléments achetés. C’est peu, mais pour 95 maisons, cela fait pas mal d’argent. Vincent et Asep vont donc s’efforcer pendant mon absence (je dois partir en Inde ce mardi 4 pour 15 jours) de trouver des ONG qui donnent des bambous ou du contre-plaqué. Nous allons faire venir un architecte pour qu’il vérifie la résistance de ces maisons au séisme.


Nous ne pouvons envisager pour l’instant le financement de la reconstruction de maisons permanentes à Bebekan. Il est impossible d’en reconstruire une ou cinq. Il faut reconstruire la totalité des 95 maisons détruites, sinon cela risquerait de créer de graves tensions entre voisins dans un village jusque là très uni et égalitaire. Certains amis architectes indonésiens ont fait des plans de petites maisons en bois et bambou anti-sismique, d’environ 30 m2, qui coûtent entre 1000 et 1500 euros la maison. Par conséquent, avec l’argent dont nous disposons actuellement, nous ne pouvons construire que des espaces collectifs. Nous avons pour l’instant laisser tomber l’idée du « sangar », préau ouvert destiné à accueillir les activités culturelles et du playgroup, car il y a 15 jours, en discutant avec les hommes du village, ils ne voyaient pas ce sangar comme une priorité. Ils avaient comme premier souci de déblayer les ruines de leur maison et n’y arrivaient pas car ils devaient aller travailler dans les rizières. L’idée de construire un tel bâtiment était déplacée. Mais peut-être que dans quelques semaines elle reprendra son sens.


Projet moins romantique que le sangar : les villageois ont opté pour la construction de six WC publiques : le premier à l’emplacement actuel du puits communautaire au centre du village (qui est relié à une histoire merveilleuse que je vous raconterai plus loin), le second près de la mosquée, l’emplacement des quatre autres reste à définir. Ces 4 WC seront construits près de 4 puits particuliers, mais ils seront à l’usage de tous. Il faut donc étudier la carte du village avec les puits pour que les 6 WC soient répartis à juste distance des uns-des autres, et des maisons à desservir. Ces WC seront équipés d’une fosse sceptique et d’un coin « douche » (bac d’eau). La majorité des gens de Bebekan font actuellement leurs besoins en pleine nature, dans les canaux d’irrigation des rizières. Nous n’envisageons pas pour l’heure d’installer de pompe à eau. Les habitants n’en n’ont pas, ils puisent tous l’eau à la main. Une pompe à eau est certes un progrès mais elle dépense de l’électricité. En Indonésie, l’électricité est bien plus chère qu’en France et il n’est pas certain que les gens de Bebekan aient les moyens de payer la facture à long terme. Restons donc simples. Par contre, nous allons travailler avec un architecte et les gens du village pour trouver une idée économique et originale dans le plan de ces WC-salle d’eau. Une idée étant de faire peindre les murs par les enfants et les jeunes (ou moins jeunes) du village. Les peintures murales sont un art populaire très développé à Yogyakarta depuis quelques années, mouvement lancé par un groupe d’artistes (Apotek Komik) et repris ensuite par toute la population : les écoliers, les habitants de tel quartier peignent leurs rêves, leurs souffrances, leurs traditions sur les murs de leur école, sur les poubelles en béton, les pilonnes des ponts auto-routiers etc… Un vrai livre d’images de la vie urbaine contemporaine à Yoygakarta. Dans les villages du sud, cet art n’est pas encore développé. C’est l’occasion. -Nous réservons une partie de l’argent pour aider dans un avenir proche les femmes de Bebekan à monter une coopérative de « emping » et peut-être d’autres produits alimentaires traditionnels comme les « tempeh » (fromage de soja fermenté) ou le sucre de palme. Mais cela va prendre un peu de temps car les femmes ont encore du mal à s’organiser et ce désir de coopérative doit venir d’elles. Pour stimuler les plus ouvertes et vives d’esprit, nous proposons à cinq d’entre elles de suivre un atelier de formation à l’animation d’un playgroup, atelier conduit par Judicaëlle, une Française bénévole, psycho-thérapeute brillante et généreuse (dont j’ai déjà parlée dans un précédent épisode). Cet atelier gratuit se déroulera tous les vendredis après-midi, pendant 5 semaines, au restaurant « Milas », géré par une Allemande et des enfants de la rue, et dont la bâtisse principale s’est elle aussi effondrée. Il est situé au sud de Yogyakarta, mais tout de même à une heure de bus ou plus de Bebekan. Nous allons donc financer le transport des femmes de Bebekan désireuses de suivre cette formation qui sera l’occasion pour elles, non seulement d’accéder à un nouveau savoir, mais aussi de rencontrer des gens très différents. Une ouverture sur le monde. L’idée étant aussi que lorsque les étudiantes se retireront dans quelques semaines du village (il faut qu’elles retournent à leurs études) certaines femmes de Bebekan pourront assurer la relève du playgroup.


-Le REOGSutris (l’animateur art et théâtre) et Asep ont commencé à questionner les hommes du villages sur l’origine de leur danse qu’ils appellent « reog ». Le reog à l’origine provient de Ponogoro, une petite ville à Java Est. La créature centrale du reog est un masque fabriqué dans la dépouille d’une tête de tigre couronné d’une roue de paon de deux mètres d’envergure. Sur des rythmes et sons de gong, de flûte, d’angklung (orgues de bambous), un jeune homme vêtu d’un pantalon de kung-fu noir se couche en arrière sur le dos, il introduit sa tête dans celle du tigre, plante ses dents dans le masque immense pour le maintenir, et dans un mouvement de reins puissant, il se relève, encouragé par les percussions endiablées. Le voilà devenu « barongan », le « tigre-paon ». Autour de lui bondit un personnage narquois, portant un masque rouge sang, avec une bouche pleine de grosses dents et une tignasse de cheveux sauvages. IL est escorté par des cavaliers, jeunes hommes ou jeunes filles grimées en garçons, montant des chevaux de paille… Le reog est l’ histoire de la rébellion d’un poète de la cour de Majapahit (royaume hindou-bouddhistede Java Est, XVème siècle) contre le roi, entre l’ascèse et l’extase. Le reog a été maintes fois interdit dans le passé : par les colons hollandais, puis par les envahisseurs japonais, enfin par la dictature de Soeharto qui l’a finalement autorisé à nouveau en l’utilisant comme un outil de propagande politique, imposant un nouveau scénario « fleur bleue » à la place de la rébellion du poète. Pour recomposer le grand poème de Java (Le Livre de Centhini) j’avais fait une enquête sur le reog à Ponorogo il y a quelques années. J’avais rencontré un des vieux maîtres qui avait élevé cette danse à un haut niveau spirituel. Pak Wo m’avait expliqué que le reog était un défi suprême, qu’il ne fallait justement par se laisser dévorer par la transe, par la puissance bestiale apparente du masque tigre. A travers le masque « barongan », il s’agissait de se libérer de toute animalité (haine, colère, peur) et d’accéder à la grande roue du pan, prisme de toutes les couleurs de l’univers, miroir de toutes les qualités divines. « Qui joue à l’ange fait la bête », dit un dicton français. Les danseurs de reog, quant à eux, jouent à la bête pour un jour, si Dieu le veut, faire l’ange. Mais les hommes de Bebekan ne dansent pas le reog de Ponorogo. Ils n’ont pas de masque « barongan ». Leurs costumes sont ceux des personnages du Ramayana (épopée indienne) avec quelques personnages indigènes javanais. Bebekan est situé dans la région de Mangiran qui est connue comme la région qui a refusé de se soumettre au XVIème siècle au royaume de Mataram (Yogyakarta) et à son premier souverain, Senopati. Le reog de Bebekan serait donc la danse d’insoumission, non pas de l’est de Java, mais de Java Centre. Mais les danseurs de Bebekan ne savent pas expliquer le sens de leur danse, ils n’en connaissent que la forme, et mal. Mais ils ont en eux quelque chose de cette insoumission à l’ordre central, insoumission qui fait qu’ils n’ont reçu aucune aide officielle lors du séisme, mais aussi insoumission à la « culture de corruption » qui règne en Indonésie. Ce sont des gens qui ne demandent rien à personne et savent partager à parité le peu qu’ils reçoivent. Dès le dimanche 28 mai, en entrant dans ce village, j’ai eu l’intuition que c’était un village de descendants d’une « sous-caste », jadis, du temps où Java était hindouisée. Nous allons creuser avec eux l’histoire de « leur » reog. Cela s’annonce passionnant.


De même, Asep, un soir à Bebekan, a entendu de la bouche d’un villageois l’origine du nom « Bebekan ». « Bebek » en indonésien et javanais signifie « canard ». « an » marque un collectif. Il existerait deux villages dans la région portant le nom de Bebekan. Jadis, il y avait en effet deux canards : une canne, dans « notre » Bebekan, et son fidèle compagnon dans l’autre Bebekan. Chaque soir le couple se retrouvait auprès d’une source au milieu des rizières, source qui existe toujours. Cette source est reliée au puits central du village. Leur fidélité amoureuse était si profonde qu’elle produisait de très nombreux et beaux œufs. Ces œufs étaient à la disposition des villageois pour les offrandes et les repas cérémoniels, mais il leur était interdit de les vendre, d’en tirer un profit financier, sinon la pondaison miraculeuse menaçait de s’arrêter. Dans un autre temps, à Kota Gede (la ville ancienne au sud de Yogyakarta, particulièrement endommagée elle aussi par le séisme) se trouvait Sunan Kalijaga (un des 9 saints mytiques qui aurait propagé l’islam à Java, très attaché à la culture traditionnelle javanaise). Chaque soir il se retrouvait près de la source d’eau sacrée à Kota Gede avec son petit-fils. Un soir, le petit enfant tombe dans le puits et se noie à l’insu de Sunan Kalijaga qui en toute tranquillité est en train de manger un « lele », poisson d’eau douce. La mère de l’enfant annonce à Sunan Kalijaga la mort du petit-fils adoré, Sunan Kalijaga prononce alors un mantra, l’enfant renaît hors du puits et l’arrête du poisson reprend chair et vie. Et voilà le « lele » qui s’en va par la source royale rejoindre la source champêtre des deux canards de Bebekan….J’ai demandé aux deux étudiantes animatrices du playgroup de profiter des vacances pour faire travailler les enfants sur le nom de leur village. Pourquoi Bebekan ? Que savent-ils ? Qu’ils questionnent leurs parents, leurs grands-parents, qu’ils fassent des dessins des histoires qu’ils ont entendues. Que lentement ils se reconstruisent une « maison intérieure » (rumah batin). Leur maison extérieure, de pierres (rumah batu) est détruite, mais l’occasion leur est donnée justement de s’attacher à la construction de leur maison intérieure. Aussi solide notre maison de pierre soit-elle, si nous n’avons pas de maison intérieure, nous resterons des êtres exposés à tous les vents.

Dimanche 2 juillet


Marzuki, l’ami qui m’a fait connaître Asep et SAR dès le premier jour du séisme et qui soutient des villages sinistrés dans la région de Prambanan (est de Yogya), a proposé de projeter à Bebekan un film sur la philosophie du bambou. Il dispose d’un grand écran et d’un très bon projecteur dvd. Nous arrivons à la nuit tombée avec le matériel à Bebekan. Pak Jamhari et sa femme nous invitent à boire le thé dans la maison temporaire qu’ils viennent de reconstruire. Pak Jamhari se suspend en riant à une poutre horizontale puis secoue violemment les piliers en bois pour nous montrer que cette construction résistera à un séisme. Au carrefour des trois chemins du village, les enfants ont tissé un long panneau d’affichage, justement en bambou, où nous avons accroché les collages que Sarah (ma fille) a confectionnés à partir des photos prises le jour de la sortie des enfants à la maison. C’est là que nous déployons l’écran et les gens de Bebekan s’assoient tout autour sur des nattes. Ce film a été réalisé il y a déjà plusieurs années de cela par un réalisateur indonésien, Arahmaiani, à partir d’un texte très simple mais profond sur le bambou écrit par Sindhunata, un grand écrivain indonésien, prêtre jésuite. C’est un dessin animé minimaliste, le texte est lu en javanais par une belle voix d’enfant avec des sous-titrages en indonésien sur une musique de …John Cage. Il raconte comment le bambou appartient à la famille des plantes, des herbes même, et pourtant il est résistant à toute épreuve car il est humble par nature mais fort face aux épreuves. En une nuit il peut pousser d’un mètre, il peut atteindre 30 m de long et dans les ténèbres son bruissement fait frémir de peur et de beauté. Il sait se mettre au service des autres et a ainsi de multiples usages : construction de pont, tissage de paniers, de cordes ultra-résistantes, de parois. Jeunes, ses pousses sont aussi délicieuses à manger…Quand on le creuse, on peut en faire un tambour d’alerte. IL remplit ainsi la nuit d’un son alors que si on regarde à l’intérieur du bambou, il est vide. Etre à la fois plein et vide, telle est la philosophie centrale du bambou. Les hommes et femmes pauvres que nous sommes (ce film s’adresse aux paysans indonésiens) doivent ressembler à ce bambou : faible comme une herbe, mais résistant aux épreuves et dévoué à servir les autres. Une grand-mère du volcan Merapi dit que l’homme doit planter des bambous de son vivant, car le jour de sa mort, c’est sur une palanche en bambou qu’il est transporté jusqu’à sa tombe. La philosophie du bambou est donc celle du souvenir : -se souvenir de soi, se souvenir de son prochain, se souvenir de la mort, se souvenir de Dieu. Comme c’est un film court, nous l’avons passé trois fois, puis nous avons diffusé un long métrage de fiction du très talentueux cinéaste indonésien, Garin Nugroho, « Rindu padamu » (Je suis nostalgique de toi). Pendant cette projection, Asep et moi sommes montés un peu plus haut sur la colline (à 20m de là) où sont installées les trois tentes igloos du posko des étudiants. Nous avons organisé une petite réunion informelle avec entre autres, les 2 RT (chefs de quartier) de Bebekan. Les gens avec qui nous sommes le plus proches sont les responsables du RT1. Le RT2 est moins organisé, ils n’ont pas fait de « tour » de gotong-royong pour déblayer les ruines, chacun fait à sa manière, quand il a du temps, si bien que nous ne les avons pas soutenus avec de l’argent pour les repas comme nous le faisons pour le RT1. Comme pour le RT 1, nous leur avons proposé de louer une camionnette pour déblayer les ruines, mais c’est là que le RT2 a dit aux étudiants du posko qu’il préférait ne pas utiliser la camionnette et que l’argent de la location soit versée en « cash money » pour les habitants qui déblayaient les ruines de leur maison. J’ai été à moitié étonnée d’entendre ce mot anglais dans la bouche du RT2. Une ONG française que j’ai rencontrée une semaine après le séisme, avait déclaré qu’il fallait absolument payer en « cash money » les villageois pour les soutenir dans leur travail. Asep et moi nous étions vivement opposés à cette idée. Leur donner les moyens, les outils de travailler, oui. Mais pas de « salaire », sinon on brise à jamais l’esprit du « gotong-royong ». Le « gotong-royong » a fait ses preuves depuis le séisme, il a permis de tisser un immense filet de protection, d’aide, de secours, partout où l’aide gouvernementale et étrangère était absente, et en même temps un tissu humain magnifiquement solidaire et aimant. Cette ONG étrangère, et d’autres, débarquent avec des concepts tout faits, venus d’ailleurs, destructeurs de la culture locale. C’est très grave. A Aceh, après le tsunami, nombre d’habitants ont été complètement corrompus par ces ONG qui les payaient pour s’aider eux-mêmes. Peut-être qu’à Aceh cette culture du gotong-royong n’existait pas, que le tissu social a été d’abord détruit par des années de guerre civile, d’oppression militaire, puis par le tsunami qui a décimé des familles, des villages entiers. Mais à Yogyakarta la situation est totalement différente. Nous avons donc expliqué cela au RT2, comment les villageois ici avaient cette chance extraordinaire de posséder cette culture du « gotong-royong » presque unique au monde etc… Les hommes du RT1 s’y sont mis aussi pour lui expliquer que l’argent attribué à une chose ne pouvait être transférée à une autre. Le RT2 s’est rendu à la raison. Les villageois ont décidé ce soir là de la construction des six WC. Pendant mon absence, ils vont étudier les endroits propices, dresser des plans avec des amis architectes et un devis, sachant qu’ils se sont proposés à ce que certains éléments de leurs maisons en ruine soient recyclés dans la construction des WC, comme par exemple les briques, pour faire des murettes. Nous allons sans doute faire tout à neuf, mais cette proposition est encore une preuve de la grande intégrité des gens de Bebekan.
Merci à eux, à vous.

Elisabeth