Village de Bebekan

Maison du corps maison du coeur

mardi, août 08, 2006

BEBEKAN 6

Dimanche 11 juin,


Trois étudiantes indonésiennes (dont une balinaise) bénévoles (faculté de psychologie) installées à Bebekan ont commencé le playgroup avec les enfants du village sous la tente donnée par l’ONG Atlas. Comme les enfants seront en vacances dans une semaine, et ceci jusqu’au 15 juillet, nous allons développer les activités sous cette tente et peut-être organiser une ou deux fois une sortie en bus pour que les enfants voient autre chose que les ruines de leur village. J’ai mis les trois étudiantes en contact avec une psychothérapeute française, Judicaëlle, elle aussi bénévole, spécialisée dans les situations post-traumatiques. Elle a travaillé chez Mère Thérésa pendant 2 ans, au Rwanda dans les camps après le génocide, à Srilanka après le séisme. Elle est formidable et va transmettre un peu de son expérience aux trois étudiantes indonésiennes.

Mercredi 14 mai,

nous avons donné 2.000.000 de rupiah (soit 180 euros) aux femmes de Bebekan pour qu’elles achètent les ingrédients pour préparer le repas cérémoniel du lendemain, « syukuran » ou « selamatan ». Nous leur avons suggéré l’idée d’organiser un tel repas pour rassembler pour la première fois tous les habitants de Bebekan autour de prières, de chants, de courts discours de présentation des bénévoles et de l’aide à Bebekan depuis le séisme, et d’un repas communautaire pour quelques 600 personnes. Ce sont les femmes de Bebekan qui donc depuis mercredi après-midi ont cuisiné sans relâche toujours selon le « gotong-royong » (entre-aide communautaire) pour préparer ce repas « festif et méditatif ».


Mercredi soir : le volcan Merapi dont le statut d’alerte avait été baissé la veille de « awas » (alerte) à « siaga » ( prêt), a craché une énorme nuée ardente de plus de 7kms qui a atteint le hameau de Kaliadem, là où se trouvent des petits restaurants qui surplombent un ravin où s’écoule la lave. C’est un des lieux de tourisme local, car on y a une vue superbe sur le volcan. C’est là aussi que se trouvent deux sites sacrés, la Pierre Eléphant et le Banian Blanc qui sont le sujet central du livre que j’ai écrit il y a 8 ans sur le volcan Merapi. La population locale a réussi à s’enfuir à temps, sauf un secouriste du SAR et un villageois qui se sont réfugiés dans le bunker de Kaliadem. Ce bunker peut accueillir 50 personnes avec assez d’oxygène pour 5 ou 6 jours. Mais plusieurs mètres de lave ont recouvert le bunker. Asep, le coordinateur des secouristes de SAR avec qui je travaille au quotidien sur Bebekan, est parti aussitôt au poste de secours sur le volcan. A 22h, j’ai alerté les pompiers Sans Frontières Français. Je les croyais partis, mais une nouvelle équipe de quatre personnes les a remplacés, uniquement avec du matériel médical pour les blessés du séisme. Ils n’avaient donc aucun équipement ignifuge avec eux ! Je les ai tout de même conduits au poste de secours, ils sont partis à minuit sur le site avec une voiture de pompiers de Yogyakarta, une ambulance, le camion de secours du SAR. L’approche du bunker était pratiquement impossible, tout était plongé dans les ténèbres, enfouis sous la lave en ébullition que la voiture de pompier essayait de refroidir avec des jets d’eau, avec des nuées ardentes qui continuaient à tomber si bien qu’à 4 heure du matin ils ont tous dû rebrousser chemin à toute vitesse.. Les pompiers français ont été impressionnés par l’organisation des secouristes du SAR et de son commandant, Jabrik, qui dirigeait les opérations avec ordre et en mesurant tous les risques. Ils sont plus que jamais déterminés à venir former les volontaires de SAR à diverses techniques dans les prochains mois et peut-être leur faire parvenir un peu d’équipement.

Jeudi matin un bulldozer est monté, mais les nuées ardentes se poursuivaient, le conducteur du bulldozer à un moment s’est sauvé, terrorisé. Asep et moi avons acheté des lunettes de moto (les mêmes utilisées par les habitants de Bebekan pour la destruction de leurs ruines) pour que les sauveteurs puissent un minimum se protéger les yeux. Asep est parti au nord sur le volcan, moi dans le sud vers Bebekan.

Jeudi après-midi. Les villageois ont déroulés des nattes selon un tracé en étoiles, partant du centre du village et remontant sur deux chemins et sur les pentes de la petite colline qui monte au cimetière, creusant leur place au milieu des ruines et gravats toujours aussi envahissants. Tous ont revêtus leurs habits de fêtes, pour les femmes (habituellement dans ce village non voilées) leur voile et leur batik, pour les hommes, leur sarong, et leur peci noir (petit chapeau). Nous étions pleins d’admiration de les voir si bien vêtus au milieu de leur vie ruinée. Le matin même, j’ai couru pour récupérer 200 assiettes et verres en plastic offerts par une des filles du sultan via un posko installé dans sa maison, et j’ai acheté le complément (200 assiettes et verres) dans un magasin avant de filer sur Bebekan. Se sont joints à nous trois Français travaillant dans l’ONG Atlas, chargé de la reconstruction des villages. Sachant que le gouvernement indonésien a interdit aux ONG étrangères d’intervenir dans la reconstruction de maisons permanentes, ils font des recherches pour la reconstruction avec des matériaux recyclés, classés « semi-permanents » et qui permettront de « détourner » cette loi. Ils voulaient voir la situation à Bebekan. S’est joint à nous également Vincent, un ami Français qui vit depuis de très nombreuses années à Yogyakarta. Depuis le début du séisme, avec sa femme indonésienne, Puji, ils ont monté un posko dans leur maison, ils collectent sans relâche de l’aide et la redistribue aux personnes ou villages dans le besoin, en se guidant sur les appels d’une radio communautaire et de divers amis. Vincent a déjà beaucoup donné au village de Bebekan et ce jeudi il a apporté 127 paquets, un pour chaque famille, contenant du riz, du sucre, du savon etc…



Le repas cérémoniel s’est ouvert sur un « tahlilan », des prières aux morts, puis par un « dikir », psalmodie du nom d’Allah à répétition, mantras pour nettoyer le cœur, pratiqués par les musulmans soufis comme le sont les villageois de Bebekan.. Puis j’ai été invitée à raconter comment je suis arrivée dans ce village. A mes côtés se trouvait Emi, la femme qui m’a conduite le dimanche 28 au matin à Bebekan après l’enterrement d’une cousine à elle dans un autre quartier. Elle a dit aux gens de Bebekan que c’était sa cousine morte qui nous avait fait nous rencontrer et aider Bebekan. Puis les plats ont été apportés par les jeunes hommes du village, dont le fameux « nasi tumpeng », un plat de riz servi en forme de montagne ou de volcan avec deux gros piments rouges plantés au sommet, l’un à l’horizontal (monde terrestre, mondain), l’autre à la verticale (monde spirituel), et au croisement un petit œuf de caille. Les assiettes ont circulé de mains en mains, du riz blanc, des « sayur urap », carottes, soja cuits à la vapeur et mélangés à de la noix ce coco râpée, du bœuf en daube, des lemper (riz farci de viande cuit dans une feuille de banane), « naga sari » (banane, farine et sucre de palme cuit dans une feuille de banane)…verres de thé ultra sucré.


Asep nous a rejoints après avoir passé la journée sur le volcan avec les secours qui n’avaient toujours pas réussi à déblayer complètement la porte du bunker. Dans la tombée du jour, les villageois se sont dispersés au son des percussions et gongs du groupe de REOG que nous sommes en train de faire renaître de ses ruines. Nous avons commandé tous les instruments manquants qui seront prêts dans 15 jours. Avant d’acheter les costumes, nous avons demandé aux villageois de bien organiser leur groupe. Ils ont dressé la liste des 60 membres, danseurs, musiciens, manager, « secrétaire », (les plus jeunes ont 17 ans, comme il s’agit de danses de transe, les adolescents ne sont autorisés à joindre le groupe qu’à partir de leur majorité et s’ils sont jugés assez « mûrs » pour affronter la transe). Dimanche après-midi, nous nous retrouverons tous chez moi, sur les pentes du volcan (mais loin tout de même du cratère) avec Asep, les étudiants et les responsables du Reog pour discuter de la bonne organisation de leur groupe. Si je peux avoir un minibus, nous emmènerons aussi peut-être quelques enfants de Bebekan pour les changer d’air.


Vendredi matin, 8h. Alors que les nuées ardentes pleuvent toujours au sommet du volcan transformé en un paysage lunaire, transportant de la pluie de cendres et de sable, alors que mbah Maridjan, le gardien du volcan, demeure toujours fidèle à son poste dans son village, à 500 m des nuées ardentes, je reçois un message d’Asep : les secouristes viennent de pénétrer dans le bunker. Contre la porte, ils ont trouvé le corps du secouriste de SAR, mort, brûlé et asphyxié, et à l’intérieur le corps du villageois, dans la salle de bain, mort lui aussi dans les mêmes conditions. Il semble que le secouriste de SAR qui avait la charge de veiller à l’évacuation de la population de Kaliadem soit allé chercher un retardataire et que tous deux n’aient pas eu le temps de fuir, si bien qu’ils se sont réfugiés aussitôt dans le bunker sur place. Ont-ils mal refermé la porte sur eux, ou bien le bunker était-il mal conçu ? En principe, ce genre de bunker est conçu pour résister à une très forte chaleur et pression, à des torrents de lave et de magma. Ces deux hommes morts dans le bunker me remplissent ce matin d’un immense chagrin. Le séisme a fait plus de 6000 morts, mais l’action sans doute me gardait des pleurs. Peut-être est-ce toute la tristesse accumulée inconsciemment depuis le séisme. Peut-être parce que je suis si liée avec le volcan. Peut-être aussi parce que je travaille en étroite collaboration avec quelques uns de ces jeunes du SAR bénévoles, héroïques, aussi bien pour leur dévouement que pour leur courage.

Mati abu di utara
Mati batu di selatan
Air mata pun berdebu

Mort de cendres au nord
Mort de pierres au sud
Nos larmes mêmes sont poussières


Merci pour votre soutien à Bebekan
Elisabeth