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Nous avons installé l’atelier bois au centre du village, sur l’emplacement d’une ancienne maison. Une grande bâche plastique a été tendue sur des bambous, manière de toit. Les dix charpentiers du village travaillent le soir, de 20h à minuit, car dans la journée, ils ont un travail fixe qu’ils ne peuvent pas lâcher temporairement. Des néons ont été suspendus aux bambous et sous la bâche bleue, l’atelier la nuit ressemble à un monde lunaire, avec de grosses vaches blanches qui dorment tout autour. Pak Miskijo, le charpentier qui est encore invalide suite à une blessure à la hanche lors du séisme, a été intégré à l’équipe. Il travaille assis, sans problème, et est heureux de pouvoir enfin retravailler, malgré son handicap. Nous avons acheté deux scies électriques, deux perceuses et une ponceuse électrique ainsi que plusieurs outils à main. Tout le bois est livré à l’atelier, c’est du cocotier. Les dix charpentiers coupent et assemblent la structure des maisons dans l’atelier, puis le dimanche, avec l’aide des autres habitants, ils emportent les structures bois sur l’emplacement des maisons désignées. Ce travail centralisé permet d’être efficace, malgré le nombre limité d’outils. Nous pensions pouvoir monter dix maisons par semaines, mais nous devons revoir le chiffre à la baisse, car le bois au début est arrivé lentement, puis certains soirs les charpentiers ont des obligations rituelles, encore très nombreuses dans les villages du sud de Yogyakarta. Par exemple tout ce week-end (16-17 septembre), les villageois se sont mobilisés en gotong-royong pour nettoyer les tombes au sommet de la colline car lundi soir (18 septembre), c’est Nyadran, la fête des ancêtres.

Les jeunes, filles et garçons (17 à 25 ans environ) ont émis le désir de monter un groupe de musique traditionnelle musulmane dite « Hadroh » ou « Hadrohan » pour redonner vie à la mosquée désertée par les enfants depuis le séisme. Un parti politique musulman fondamentaliste, le PKS, a installé depuis plus deux mois une tente près de la mosquée et a planté deux bambous avec une corde pour faire à peu de frais une balançoire pour les enfants. Sur la balançoire, ils ont planté le drapeau de leur parti. Les femmes de ce parti, totalement voilées de noir, essayent d’attirer les enfants dans la mosquée pour les cours d’apprentissage de lecture du Coran. Mais sans grand succès. L’initiative des jeunes de Bebekan de se réapproprier leur mosquée avec de la musique soufie est donc plus que bienvenue. Nous allons les aider à acheter les instruments de percussions dits « rebana ». Le « Hadroh » est né dans les écoles coraniques javanaises au XIXème siècle. C’est une musique faite essentiellement de percussions envoûtantes avec des chants, prières et louanges en arabe ou en javanais, jouée par les femmes et les hommes, ensemble. « Hadroh » est un mot dérivé de l’arabe et qui signifie « se présenter », se présenter devant Dieu. Nous nous sommes donc réunis le jeudi soir de la semaine dernière sous la véranda de la mosquée avec les jeunes de Bebekan et des amis à eux d’un village voisin qui ont déjà un groupe de Hadroh. Leurs amis sont arrivés avec leurs instruments pour leur enseigner les premiers rudiments. Certains de ces jeunes font aussi partie du groupe de reog. C’est assez étonnant de les avoir vus entrer en transe quelques jours auparavant puis de les retrouver très recueillis en eux-mêmes, impeccablement vêtus d’un sarong et coiffés d’une toque noire.

J’avais promis d’écrire un texte sur la transe dans le reog, mais je n’ai pas encore eu le temps. Il y aurait deux types de transe : la transe satanique, celle du reog, où les danseurs appellent sur eux des esprits qu’ils nomment eux-mêmes des « satans », et puis la transe divine, l’ivresse des soufis. Il semblerait qu’à Bebekan, les villageois puissent vivre les deux types de transes sans conflit. La première est déconseillée voir interdite par beaucoup de musulmans, même très ouverts, car elle appelle, disent-ils, Satan en l’homme. Mais à observer depuis des semaines les répétitions de reog à Bebekan, je me demande si ce ne serait pas dans le sens inverse : par la transe, ce sont les démons que nous avons tous en nous (colère, haine, jalousie, peur…) qui sortent et les danseurs petit à petit, de danse en danse, s’en libèrent. Eux-mêmes se posent la question, puisque les anciens trouvent que les jeunes entrent trop vite et trop facilement en transe. « De mon temps, disait l’un d’eux lors d’une discussion après une répétition de reog, nous attendions que la scène de guerre soit terminée pour entrer en transe. Aujourd’hui, les jeunes entrent en transe au bout de 10 minutes. Même des musiciens entrent en transe. » Qui sont ces esprits qui entrent dans les danseurs ? Le 19 août, à la fin d’une représentation de reog à Bebekan, dans le cadre des fêtes de l’Indépendance, un des jeunes danseurs était toujours possédé. Pendant la représentation de reog, il était sorti en transe de « l’arène », ce qui est considéré comme dangereux et donc interdit. La transe est autorisée et favorisée dans un cadre temporel et spatial précis. Il a donc été rattrapé « en fuite » dans le village avec grande difficulté par les villageois. Après la représentation, il était toujours possédé. Beaucoup d’hommes de Bebekan s’affairaient autour de lui pour le libérer, le calmer, mais impossible. S’est présenté alors un jeune homme, d’un village voisin, qui a demandé un verre d’eau. Il a fait boire l’eau au danseur, puis la lui a fait recracher dans le verre, ensuite il a bu lui-même l’eau, l’a recrachée dans le verre, a vivement fermé le verre avec sa main et a couru au sommet de la colline, vers le cimetière, jeter l’esprit prisonnier dans le verre parmi les tombes. Il nous a dit ensuite que cet esprit était « l’ancêtre premier de Bebekan ». Ce jeune homme est connu pour pouvoir parler avec les esprits ancestraux. Et ce soir, sous la véranda de la mosquée, il fait partie du groupe d’amis du village voisin venu enseigner la musique soufie « Hadroh » aux jeunes du village, qui elle conduit à l’ivresse divine.
Le groupe de reog sous sa forme actuelle est vraiment né de la nouvelle génération, juste quelques jours après le séisme. Les jeunes, le soir, frappaient sur des jerricans ou des bambous, les rythmes que leurs aînés jouaient avant le séisme. Après le séisme, les aînés ont décidé de se retirer, de laisser la place à ces jeunes et de devenir leurs coaches. Je me demande si cette disposition à entrer en transes si facilement chez ces jeunes, n’est pas lié au séisme : leur monde matériel étant totalement anéanti, n’ont-ils pas un besoin vital de se relier avec le monde spirituel de leurs ancêtres, cette chaîne invisible qui peut leur permettre de se reconstruire physiquement, de retrouver leurs repaires matériels ? De se relier à cette mémoire de l’espace et du temps du village de Bebekan immortalisée dans l’esprit des ancêtres et qu’ils appellent en eux par la transe ?
Lundi 11 septembre. Je reçois un email d’un très cher ami, Alex Dea, sino-américain, ethnomusicologue, informaticien et compositeur, vivant depuis 25 ans à Java. Un de ses amis, Leonard, va faire le lancement d’un très beau livre de très belles photos et de textes brillants sur Yogyakarta au Taman Sari, les anciens bains des sultans. Ce lieu, mélange d’architecture javanaise, chinoise et portugaise, a été restauré l’année dernière avec l’aide du gouvernement portugais et est devenu le lieu le plus chic pour organiser des évènements culturels ou des défilés de mode à Yogyakarta. IL y a une mosquée souterraine et une enfilade de cours, de bassins et de tourelles. C’est un lieu magique et très chargé d’histoire, de sexualité et de spiritualité. Pour animer le lancement du livre, Alex a cette idée généreuse et géniale : plutôt que d’inviter quelques pop stars qui feront un « charity concert » pour recueillir des fonds pour « les pauvres victimes du séisme », il propose d’inverser le processus : inviter les artistes victimes mêmes du séisme à se produire sur la scène du Taman Sari. Deux groupes : un groupe de paysannes de Pundong (sud de Yogyakarta) que le grand danseur javanais, Didik Nini Thowok, entraîne depuis plusieurs années. Ce village a été complètement dévasté par le séisme. Il s’agit de danses de fertilité, dites « Gejok Lesung » avec pour seul instrument de musique un grand mortier à riz en bois frappé par le pilon accompagnant le chant des femmes. Le deuxième groupe : le reog de Bebekan qui s’appelle : « Satria Muda Budaya » (Les Jeunes Chevaliers de la Culture). Il n’était donné au groupe que 4 jours pour se préparer à condenser le spectacle en 20 minutes sur une scène alambiquée épousant les méandres des bassins du Taman Sari.
Asep et moi sommes allés aussitôt à la tombée du jour dessiner sur place le plan exact de la scène du Taman Sari, ses dimensions précises. Puis nous sommes allés à Bebekan. Les anciens du reog, qui entraînent désormais les jeunes, ont aussitôt eu l’idée de dessiner grandeur nature, à la craie, la forme exacte de la scène du Taman Sari sur la dalle d’une maison effondrée. Les danseurs ont pris place dans la nuit sur cette scène fictive. Et sur le seul pan de mur restant encore debout et couvert de tristes graffitis (rédigés le jour même du séisme : « qu’allons-nous manger demain ? » « Ma maison est détruite, mon cœur pleure »…) ils ont accroché une grosse horloge en forme de mosquée, manière de chronomètre, pour surveiller l’heure et ne pas dépasser les 20 minutes imposées.
Le vendredi 15 septembre au soir, les Jeunes Chevaliers de la Culture sont arrivés de Bebekan en bus au Taman Sari dans leurs plus beaux atours. C’était sans doute la soirée la plus chic que Yogyakarta ait vu ces derniers mois : il y avait les frères et la fille cadette du sultan, les plus grands designers de la ville et du vin australien à profusion…Un des anciens du reog, qui n’a plus qu’un bras (l’autre a été broyé dans une machine à trier les graines de soja), a apporté de la résine de benjoin (encens javanais traditionnel) et des pétales de roses rouges et blanches en offrandes à l’esprit du lieu pour lui demander « l’autorisation » de danser le reog de Bebekan ce soir dans ces anciens bains royaux.
Merci à vous tous qui avez participé à transformer, le temps d’un soir, le cauchemar du séisme en un conte de fée.