Village de Bebekan

Maison du corps maison du coeur

mercredi, octobre 22, 2008

Bebekan 20

20 mai 2008-Waisak (fête de la naissance, de l’Eveil et de la mort de Bouddha), jour férié en Indonésie.

Nous en étions restés au mois d’octobre 2007 au suspens du gamelan qu’un homme voulait offrir au sanggar (centre communautaire), mais où le mettre ? Sept mois ont passé et la vie du sanggar a connu une multitude de métamorphoses. Le gamelan est bien arrivé à Bebekan, mais il provient en fait d’un village non loin de là, où un groupe de fanatiques musulmans rejettent toute musique « profane ». Dans les campagnes du sud de YOgyakarta, il s’agit d’un cas aussi rare qu’affligeant, mais Bebekan en est l’heureux bénéficiaire. Le groupe de musiciens a demandé « asile » pour leur gamelan au sanggar, tout en autorisant les villageois de Bebekan à l’utiliser également. Nous avons donc construit sur le côté nord du «pendopo » (pavillon), contre le mur de la bibliothèque, une annexe servant à héberger les instruments très envahissants. Le groupe de « réfugiés » vient répéter une fois par mois, de 21h à minuit. Nous leur servons du thé, du café et quelques friandises locales. Du coup, les femmes de la coopérative de « emping » ont monté elles aussi un groupe de gamelan et répètent tous les lundis après-midi. Les hommes de Bebekan, eux, répètent le mardi soir, et chose extraordinaire, les jeunes (filles et garçons) jusque là « allergiques » au gamelan et qui avaient un groupe de pop-rock, nous ont demandé s’ils pouvaient eux aussi apprendre à jouer du gamelan. Le sanggar compte désormais quatre groupes de gamelan. C’est un gamelan de village, en fer, qui n’émet pas un son « raffiné » mais les musiciens (qui sont en majorité des paysans) ont une telle énergie et une telle joie à jouer ensemble que leur bonheur est contagieux. L’orchestre de gamelan ne demande pas forcément d’être joué par des virtuoses pour que cela sonne juste et beau, comme c’est le cas pour les orchestres symphoniques occidentaux. Chaque musicien joue une note de temps en temps, il frappe un gong, un bol, un bambou, et c’est l’addition de tous ces coups, qui pris individuellement, semblent fragmentés, sans suite, qui composent cette musique lunaire et extatique.

Ce développement spontané du gamelan à Bebekan, sans intervention de notre part, prouve ce que nous avons mis du temps à comprendre : que les arts traditionnels ne peuvent pas être « restaurés » par des intervenants extérieurs, que ce désir et l’initiative doivent venir de l’intérieur, des villageois eux-mêmes. Un ami écrivain, poète, prêtre jésuite indonésien, Sindhunata, est venu un jour au sanggar. Il nous a raconté que pendant quatre ans il avait essayé de faire renaître les arts traditionnels (gamelan, théâtre d’ombres, danses) dans un village sur les flancs du volcan où il a une « garçonnière » (sinon il habite au presbytère des Jésuites au centre de Yogyakarta), qu’il avait même apporté un théâtre complet de marionnettes d’ombres, mais qu’à la fin de la représentation qui durait toute la nuit, il se retrouvait seul à ranger les marionnettes dans leur caisse et à replier l’écran.

Il a tout arrêté et compose aujourd’hui des paroles en javanais pour un chanteur de hip-hop (Marzuki). Il est aussi en train de recomposer les Evangiles en « tembang », en métriques poétiques chantées javanaises. Selon lui, les artistes urbains sont dans un romantisme déplacé à vouloir rétablir les arts traditionnels dans les villages, car les villageois se sentent « arriérés », ils veulent (surtout les jeunes) accéder à la culture urbaine, et quand des artistes urbains viennent leur prêcher la bonne parole pour qu’ils retournent à leurs arts traditionnels, ils considèrent cela presque comme une insulte, comme si on voulait les préserver dans « la boue de leurs rizières ». Sindhunata nous a dit que si nous avons réussi au sanggar, c’est parce que nous avons privilégié l’éducation, la santé, la micro-économie, la technologie moderne (ordinateur, internet, caméra vidéo) et que nous avons laissé faire pour les arts traditionnels. Nous l’avons appris à nos dépends avec le REOG que nous avons soutenu avec l’achat des instruments et des costumes, nous avons entraîné les danseurs et musiciens et à présent ils sont au point mort, ne s’entraînent plus jamais, dans l’attente d’une représentation qui ne vient pas. Mais est-ce un échec ? Le REOG a joué le rôle d’une véritable thérapie collective post-séisme avec la transe et la joie que cette danse hallucinante apportait aux villageois au milieu de leurs ruines. Et nous ne baissons pas les bras. Le groupe va bientôt devoir répéter puisqu’ils sont invités le 25juillet dans la nuit « Centhini » au centre culturel français de Yogyakarta, une nuit consacrée à cet immense poème de Java que j’ai recomposé à neuf il y a quelques années et dont je réimprime la version indonésienne en un seul volume. Il y aura là des architectes, des universitaires qui parleront de ce chef d’œuvre oublié, un buffet de mets traditionnels javanais, et le REOG clôturera la nuit avec un spectacle fou.


Il faut dire aussi que les habitants de Bebekan, comme tous les habitants de la région du sud de Yogyakarta touchés par le séisme, ont traversé un tunnel pendant quelques mois, sorte d’onde de choc à retardement du tremblement de terre, un an plus tard : frustrations, jalousies, rancunes, égoïsme, comme si leurs maisons reconstruites, leur égo s’était reconstitué et durci comme une pierre. A Bebekan, cela se traduisait par une indifférence totale aux activités du sanggar. Asep et moi organisions des réunions, personne ne venait, sinon les deux gardiens du sanggar. Nous avions l’impression de leur imposer ce sanggar, de le mener contre leur volonté. Il apportait une révolution dans le village mais les villageois ne voulaient pas de cette révolution. Ils ne voulaient pas être bousculés dans leurs habitudes même si ces habitudes les conduisaient au stress et à la pauvreté. Le chef du village, jusque là un allié précieux, a commencé à nous bouder, alors que nous employions sa femme comme secrétaire et bibliothécaire (nous l’avions formée à ces emplois). Nous mettions cela sur le compte de la jalousie masculine : il était content que sa femme touche un salaire du sanggar, mais en même temps jaloux qu’elle ait un travail en dehors de la maison et pas lui, qui continuait tous les matins à conduire ses vaches au champ. Le chef du groupe de reog, sculpteur de masques, lui aussi a commencé à nous bouder. Nous pensions que peut-être le sanggar avait pris la place de ces deux hommes qui étaient avant le séisme un peu les deux leaders du village. Peut-être se sentaient-ils repoussés à l’extérieur du cercle d’influence du village avec le sanggar prenant de plus en plus d’espace. Nous avons bien failli partir. Surtout quand cette indifférence a pris un tour agressif. Un jour, un des gardiens a insulté Asep et a menacé de le frapper et de le « kidnapper » s’il ne fermait pas le sanggar aux activités le soir, après le coucher du soleil parce que les jeunes, filles et garçons, se retrouvaient à la nuit tombée au sanggar (pour en fait étudier l’ordinateur, les deux profs étaient deux jeunes filles du village que nous avons formées) et qu’ils flirtaient etc…Que les filles ne devaient pas avoir accès au sanggar après le coucher du soleil…Le lendemain, je suis allée le voir. Il m’a dit qu’il avait les oreilles qui chauffaient, brûlaient même, à cause de toutes ces rumeurs. Je me suis étonnée que ses oreilles ne scintillent pas plutôt des rires des deux cents enfants qui chaque semaine viennent au soutien scolaire au sanggar, que ces rires étaient plus nombreux et bruyants que les mauvaises langues. Et que s’il y avait des rumeurs, ces rumeurs avaient une bouche et que cette bouche avait un corps. Je lui ai demandé qu’il me présente les gens du village qui parlaient ainsi. Il en était bien incapable. Nous avons donc fait une réunion avec plusieurs villageois. Je leur ai demandé : -Est-ce que dans le Coran il existe un verset qui dit que les jeunes filles majeures n’ont pas le droit d’aller étudier dans un lieu public, ouvert, éclairé, après la tombée de la nuit jusqu’à neuf heures du soir ? Réponse : -Non. –Est-ce que dans la constitution indonésienne il existe un article qui interdise aux jeunes filles majeures d’aller étudier le soir… ? Réponse : -Non. –Est-ce que les parents des dites jeunes filles majeures sont d’accord pour qu’elles se rendent au sanggar le soir pour étudier ? Réponse : -Oui. Alors d’où vient cette rumeur qui voudrait interdire l’accès du sanggar aux jeunes filles majeures le soir ? –C’est l’adat, le droit coutumier. –Mais qui l’a énoncé, qu’elle est sa légitimité ? Aucune réponse. Ce pouvoir occulte du droit coutumier, disons plutôt de la coutume, est parfois terrifiant à Java et dans d’autres sociétés traditionnelles. Ce serait comme une sagesse ancestrale mais fabriquée sur des rumeurs, des rancunes, des jalousies, des valeurs présentées comme immuables parce que soit disant édictées par les ancêtres, mais dont personne ne connaît l’origine ni ne peut en expliquer le bien fondé. L’incident a été ainsi clôt. Mais une lourde ambiance régnait encore.

Lors d’une réunion en novembre, alors que nous faisions une évaluation du programme d’éducation du sanggar, le chef de la mosquée a déclaré que depuis que le sanggar fonctionnait, le nombre d’enfants qui suivaient les cours de lecture du Coran à la mosquée avait diminué de moitié, ceci parce que les horaires de cours de soutien scolaire du sanggar chevauchaient ceux des cours de lecture ducoran à la mosquée. En fait ce n’était que l’expression d’une peur d’une perte d’influence que nous avons apaisée en disant que nous allions réaménager les horaires pour les enfants de Bebekan, sachant que les enfants des autres villages voisins ont d’autres jours les cours de lecture du Coran, donc impossible casse-tête pour accommoder tous les enfants. Mais tout cela a été vite oublié quand nous avons demandé si les gens de Bebekan étaient d’accord pour accueillir un gamelan qui cherchait asile. C’est précisément le chef de la mosquée qui s’est montré le plus enthousiaste car il adore jouer du gamelan.

C’est dans cette période noire qu’est arrivé le Cheikh Bentounès. Ou plutôt qu’il est revenu. Chef spirituel de la confrérie soufie Alawiya, basée à Mostaganem en Algérie, le Cheikh Bentounès était déjà venu à Bebekan en octobre 2006, à l’occasion de la publication de son livre « Soufisme, cœur de l’islam » en indonésien et dont j’avais supervisé la traduction. Il revenait un an plus tard, cette fois-ci à la recherche d’objets pour le musée mondial du soufisme qu’il est en train de construire à Mostaganem.Comme il voulait venir saluer les gens de Bebekan qui lui étaient très proches dans son cœur et voir la reconstruction du village, Asep et moi l’avons emmené d’abord faire une visite de courtoisie à Pak Haji, un chef religieux musulman local, guérisseur, mécène des arts traditionnels et que les gens de Bebekan tenaient depuis toujours dans la plus grande vénération car il leur avait construit les escaliers qui montent aux cimetières et leur prêtait souvent son groupe électrogène à l’occasion de divers évènements.


Comme il habite dans le village voisin, nous nous y rendons à pied, accompagné par Pak Adi, un des deux gardiens du sanggar qui a perdu un bras dans une machine à décortiquer le soja. Pak Haji nous reçoit assis en sarong et en chemise derrière son bureau très désordonné. Des jeunes attendent à ses pieds : l’un dit qu’on lui a volé son téléphone mobil dans sa chambre d’étudiant, Pak Haji lui demande d’approcher, de regarder dans l’eau d’un verre qu’il lui tend et qu’il verra le voleur… Puis soudain Pak Haji s’adresse au Cheikh Bentounès sur un ton d’une vulgarité rare à Java : en le tutoyant, avec mépris : « Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Que me veux-tu ? » Je traduis tant bien que mal. Le Cheikh lui répond qu’il vient juste lui présenter ses salutations. Pak Haji avait été averti que le Cheikh Bentounès était le chef spirituel d’une grande confrérie soufie en Algérie. Mais il continuait à lui parler sur un ton ordurier. Puis il prend une machette sur son bureau et commence à tailler un bambou avec : « Tu vois, cette machette, elle coupe sacrément bien ! ». Et il se lève, s’approche du Cheikh et lui taillade le bras avec le coupe-coupe. Le Cheikh reste impassible, son bras ne saigne pas, Pak Haji triomphe : « Tu vois un peu les pouvoirs que j’ai ! Tu devrais être blessé et tu ne l’es pas ! » J’ai envie de dire que c’est plutôt le Cheikh qui semble avoir là des pouvoirs d’invulnérabilité, mais je suis tellement sidérée par ce qui se passe que les mots ne sortent pas, comme dans un cauchemar. Puis Pak Haji approche la machette de l’oreille du Cheikh et entreprend de la lui couper. Toujours pas de sang. Puis il lui ordonne de se lever, de se prosterner comme pour faire sa prière, il recule, s’empare d’une brique, et au moment où le Cheikh s’incline, de dos, Pak Haji lui lance la brique contre sa nuque, avec une violence inouïe. Le Cheikh reste toujours impassible, il sourit même. Puis Pak Haji regagne triomphant son bureau, il prend des feuilles d’arbres dans ses mains, à 50 cm de nous, il les froisse et lorsqu’il rouvre ses mains les feuilles se sont transformées en billets de 20.000 roupies indonésiennes. Puis il prend le paquet de cigarettes du Cheikh Bentounès le serre dans son sarong devant nous et en ressort un tout autre paquet de cigarettes etc… Pak Haji fait étalage de tous ses pouvoirs et jubile.

Le Cheikh lui demande : « D’où tiens-tu ces pouvoirs ? »

Pak Haji : « Directement d’Allah. Ca t’épate, hein, tous mes pouvoirs ?! »

Le Cheikh :« Non, si tu me dis qu’ils viennent d’Allah, comme Allah est tout puissant, cela ne m’étonne pas. »

Pak Haji lui récite des versets du Coran qu’il utilise pour augmenter ses pouvoirs et demande au Cheikh : « Combien de fois as-tu fait le pèlerinage à la Mecque ? »

Le Cheikh : « Une fois. » Pak Haji : « Moi , deux fois ! Ha ! ha ! » Nouveau triomphe. J’en passe. Enfin nous nous levons pour nous en aller. Le Cheikh serre Pak Haji dans ses bras avec affection et nous repartons à pied à travers les rizières jusqu’à Bebekan.

Le Cheikh me dit : « Quand l’égo se gonfle d’orgueil, voilà ce que cela donne. » En fait, sachant que le Cheikh était un grand maître soufi, Pak Haji s’est senti menacé, il en a rajouté, il a provoqué le Cheikh en duel, un duel de magie. J’avais lu des duels de ce genre dans divers récits mystiques, tels que les Dix Mille chants de Milarepa (yogi tibétain) ou même dans le Livre de Centhini (le grand poème de Java), mais c’est la première fois que j’assistais en direct, aux premières loges, à une scène pareille. J’ai réalisé que ce Pak Haji était un homme qui avait effectivement des pouvoirs mais son ego pouvait les rendre extrêmement dangereux. Mais Asep et moi n’en avons pas parlé aux villageois de peur de les heurter dans la vénération qu’ils éprouvaient pour ce Pak Haji. Seul Pak Adi était ébranlé, il avait été témoin de tout, mais c’est un homme discret, gardien du sanggar mais aussi du cimetière de Bebekan, donc des morts et du silence, et il n’a rien dit à personne.

Nous retournons au sanggar, la nuit tombe, nous buvons du lait de coco sur la terrasse de la maison limasan, en haut. Le Cheikh nous parle du Christ qui, avec ses bras en croix, accueille tous les êtres, tandis que le Prophète Muhammad, les bras croisés sur sa poitrine en prière, les étreint tous. Puis il nous dit que le temps est venu pour nous de choisir un mode de management pour le sanggar, nous ne pouvons continuer sur la seule force de l’improvisation. Il nous propose le «management par le cercle », une méthode vieille comme le monde, universelle, cultivée depuis des siècles par les soufis. Le Cercle des qualités et des vertus. Il s’agit de trouver un équilibre entre le centre spirituel du cercle et d’un côté les sentiments, de l’autre les intérêts. En fait, c’est avant tout un travail sur soi-même qu’on élargit ensuite aux autres. A mon passage à Paris en janvier 2008, à la requête du Cheikh, un de ses disciples, informaticien, me consacra généreusement une journée à me transmettre les premières bases de cette méthode. Mais j’avoue ne pas l’avoir encore appliquée à Bebekan car je ne la maîtrise pas encore pour moi-même.

Puis vers 21h, le Cheikh émet le souhait d’aller voir le fabricant de masques, pak Jamhari, car il voudrait lui acheter un de ses masques. Nous lui disons que Pak Jamari nous « boude » depuis plusieurs mois, qu’il semble aller mal. Justement, dit-il, allons le voir.


A peine sommes nous assis chez Pak Jamari, que sa femme nous sert du thé, et que le Cheikh demande quel est le dernier masque que Pak Jamari a sculpté. Pak Jamhari se sent gêné, va le chercher, un grand visage effrayant taillé dans du bois, inachevé. Il raconte qu’en fait cela fait plusieurs mois qu’il ne sculpte plus, depuis que ce masque une nuit est venu le visiter en rêve : il pleurait, hurlait de douleurs et suppliait pak Jamhari d’arrêter de lui taillader le visage. Le Cheikh lui demande quel est ce masque. –Un esprit maléfique. –Ah ! Mais pourquoi sculptes-tu des esprits maléfiques ? –Parce que dans la danse du reog, il y a des esprits du mal qui pourchassent les êtres de bien, il y a le bien et le mal, c’est une guerre entre les deux forces. –D’accord, mais dans ce cas, avant de commencer à sculpter un tel masque, tu dois faire un jeûne et des prières particulières. Apporte-moi un verre d’eau. Le Cheikh souffle dans l’eau du verre en prononçant une prière ou un verset du Coran (je ne suis pas certaine), puis il demande à pak Jamari d’en jeter une goutte aux quatre ( ?) coins de sa maison puis de boire le reste (si je me souviens bien). Enfin, il lui achète le masque d’un singe blanc : Anoman, le chef de l’armée des singes dans le Ramayana. Il donne à pak Jamari 300.000 rupiah (250 euros)/ -C’est trop ! s’exclame pak Jamari. Alors le Cheikh sourit, reprend un des trois billets de 100.000 rupiah et écrit des lettres en arabe dessus et lui dit : « Ce billet, tu ne dois pas le dépenser, garde le précieusement. » Depuis, pak Jamari va beaucoup mieux, il a encadré le billet et l’a cloué au mur de la pièce principale de sa maison.


A la même époque, le maire de la région avait très bien diagnostiqué ce symptôme de « dépression » qui s’était emparé de toutes les victimes du séisme. Il avait décidé d’octroyer un million de rupiah (70 euros) à chaque quartier de village (il y en a des milliers dans la région sinistrée) pour organiser une soirée de « réconciliation ». Aux habitants de décider s’ils préféraient faire une fête, un spectacle, des prières… 70 euros semble une somme dérisoire pour la France, mais ici, à Java, on peut cuisiner avec un repas communautaire pour 200 personnes. Trois mois ont passé avant que cette somme ne soit versée. Entre temps les choses se sont apaisées d’elles-mêmes, l’entre-aide est revenue, les villageois ont commencé à s’approprier le sanggar, le chef du village est redevenu notre allié…Il a même été élu démocratiquement Dukuh, c'est-à-dire chef de six villages, au suffrage direct. Pendant toute la campagne électorale, nous avons suspendu toutes les activités des adultes au sanggar pour éviter que le sanggar ne soit utilisé comme outil de propagande. Des rumeurs couraient déjà que le chef du village s’en servait comme tremplin électoral, pour se faire valoir, les activités ouvertes à tous les enfants des villages voisins et leur gratuité devenaient chose suspecte. Le magicien, Pak Haji, soutenait un autre candidat d’un autre village qui lui aurait promis de lui offrir en cas de victoire une calèche à cheval. Certains candidats ont donné de l’argent aux électeurs pour les acheter. Le chef du village de Bebekan n’ayant pas d’argent, n’a rien donné, et il a été élu. Suite à cette élection, le père du chef du village est tombé malade, sans force. Le neveu du prédicateur de la mosquée souffre soudain de douleurs atroces au ventre. A l’article de la mort, les médecins lui ouvrent l’intestin et découvrent à l’intérieur des aiguilles et des clous. Des boules de feu, avec une queue de dragon, traversent parfois la nuit les maisons etc… Les gens de Bebekan attribuent tous ces phénomènes à la magie noire et ils savent parfaitement qui envoie cette magie noire : Pak Haji, le chef religieux qu’ils vénéraient tant jusque là.


Il n’a pas supporté que ces paysans pauvres qu’il a toujours aidés, gagnent une élection contre le candidat qu’il soutenait. Fou de rare, il met ses pouvoirs au service du mal et quand il est épuisé, il s’allie avec d’autres magiciens de la région qui prennent le relais, échanges de bons services. Un jour j’arrive tard au village, presque minuit. Tous les hommes de Bebekan sont rassemblés dans la maison du chef du village, assis sur des nattes devant un verre de thé et des dodols (sucreries) ainsi que des « mendut », patates douces sucrées cuites dans des feuilles de bananiers, et des feuilles de papier avec des phrases en arabe transcrites en caractères latins : prière pour la paix et la longévité. Ils me disent qu’il y a eu une nouvelle attaque de magie noire ce soir, que leur seule défense, c’est de se rassembler et de méditer ensemble, réciter le nom d’Allah (Dikhr, souvenir de Dieu), de former comme une forteresse spirituelle autour du village pour empêcher la magie noire de pénétrer. Soudain, c’est comme si cette magie noire réunifiait les gens de Bebekan autour d’un cercle spirituel, solidaire. Les revoilà à nouveau ensembles, unis, prêts à s’entraider.


Ils décident d’utiliser le un million de rupiah donné parle maire pour la réconciliation, pour organiser une soirée de prières, le jour même des célébrations de la naissance du Prophète Muhammad, le 20 mars. Ils rédigent « un serment » que les jeunes composent sur l’ordinateur, avec des enluminures. La soirée de réconciliation se déroule au sanggar, sous le grand pavillon. Le groupe de hadrah, filles et garçons, ouvre la soirée avec leurs percussions et leurs louanges à Allah. Puis le serment est lu, phrase par phrase, et les gens de Bebekan répètent chaque phrase. C’est à la fois solennel, émouvant et chaleureux : «Nous jurons de rester toujours unis dans nos activités, nos sentiments et notre travail afin de reconstruire notre région de Bantul de manière prospère, démocratique et religieuse….

Par ce serment que nous venons de prononcer, tous les problèmes qui ont détruit la fraternité, toutes les mésententes, les haines et les rancoeurs sont effacés. L’harmonie pour notre bien-être à tous est restaurée. Ensemble, ce soir, nous adhérons à cette promesse et nous engageons à la réaliser.


Bebekan, Kadekrowo, 20 mars 2008


Sont signataires de ce serment : le représentant de la religion, le représentant des citoyens, le représentant des jeunes, la représentante des femmes, le chef du village. »


Depuis les activités ont repris de plus belle au sanggar. Les gens de Bebekan commencent vraiment à se l’approprier, surtout les jeunes qui s’y retrouvent tous les soirs (filles et garçons) autour des ordinateurs, du piano électrique et à présent autour du gamelan. Avec un ami peintre indonésien, Edi, nous avons lancé une « banque d’ordures ». Vaste programme. Edi est un peintre de 35 ans. Lors du séisme, sa maison s’est écroulée sur lui, il est resté plusieurs heures inconscient sous les ruines. Ses voisins ont fini par l’extraire. Il a été hospitalisé pendant trois mois. Blessures physiques, mais aussi traumatisme psychique et dépression, car il a découvert que toutes ses toiles avaient été détruites dans le tremblement de terre, toute l’œuvre de sa vie. Pendant plusieurs mois il est comme fou, ne parle plus à personne. Enfin un jour, il rencontre un ami étranger qui lui dit : pour t’en sortir, il n’y a que deux voies : la méditation ou le jardinage.


Edi choisit le jardinage, il se prend de passion pour les plantes, les engrais bio, il recherche des plantes ou des semences rares, en voie de disparition. En replantant la vie à travers les plantes, il replante la vie en lui. Le directeur de l’académie des beaux arts, son ancien prof, lui confie le jardin de son institut : il y plante des arbresrares, il transforme l’espace entre les bâtiments en potager bio… C’est par ce directeur, un vieil ami, que je rencontre Edi. Il cherche une communauté pour appliquer ses idées. Bebekan est là ! Il vient désormais tous les dimanches. Avec les jeunes, il ramasse les feuilles de teck et de bambous que les villageois brûlaient jusqu’alors. IL y en des tas entiers chaque jour. Une partie sert à fabriquer du papier artisanal, avec les jeunes qui font le design des modèles (ce papier servira à faire des enveloppes, à recouvrir des boîtes etc, Edi travaille avec une entreprise à Jakarta qui est demandeuse), une autre partie sert à faire du compost, de l’engrais bio sur le terrain du sanggar. Avec les jeunes, Edi a coupé de gros et long bambous noires pour en faire de long pots, sorte d’échafaudage artistique et efficace pour planter sur divers niveaux, en particulier des feuilles de bétel rouges qui ont d’importantes vertus médicinales et dont la demande dans les hôpitaux locaux est grande. Mais elles sont rarement cultivées. Entre ces échafaudages de bambous (installés sur le petit terrain devant la maison limasan du sanggar), Edi a planté des piments, des tomates, un potager bio miniature pour montrer l’exemple aux villageois, en espérant qu’un jour ils feront de même devant leur maison. Nous allons diviser ce petit terrain en plusieurs parcelles, chaque classe du soutien scolaire aura la sienne et ce sera à qui fera pousser la plus belle parcelle. Un petit espace suffirait à pourvoir à leurs besoins essentiels en piments (les villageois n’en cultivent plus bien qu’ils en consomme beaucoup, ils vont acheter de la sauce piment dans des boutiques en plastics à l’épicerie, comme les citadiens) et légumes, sachant que la crise alimentaire guette aussi Java, même si aucune émeute de la faim n’a encore eu lieu, contrairement à d’autres pays de la région. Les payans de Bebekan sont venus voir, curieux, lorsque nous fabriquions l’engrais bio. Cela fait 30 ans qu’ils n’en utilisent plus, ils utilisent du chimique, deux générations, ils ont oublié ce savoir-faire. Edi donne aussi des cours de dessins aux enfants. Il leur apprend à utiliser les matériaux autour d’eux : sachets de snacks, feuilles d’arbres etc… Nous avons introduit une pause obligatoire dans les cours de soutien scolaire : les enfants doivent avec leur maîtresse faire le tour du sanggar et ramasser les ordures (qu’ils ont pour beaucoup jetées eux-mêmes n’importe où). Les jeunes filles commencent à nous apporter les sachets de lessive, de sauce soja etc… fabriqués dans de solides plastics luisants. Nous commençons ainsi à faire un éventaire des ordures recyclables dont dispose Bebekan pour inventer des modèles de sacs, de trousses à crayons, de pochette de téléphone portable que quelques femmes de Bebekan fabriqueront. Nous allons mettre aussi à contribution les « vieux » de Bebekan et des villages voisins. Ils viennent une fois par mois au Posyandu, la clinique ambulante qui passe au sanggar pour les bébés et les femmes enceintes, mais aussi pour les personnes âgées. Certaines, certains ont du mal à venir car ils habitent loin et ne peuvent plus très bien marcher. Nous allons donc utiliser , pour aller les chercher chez eux, le petit train de Bebekan qui appartient à un habitant et dans lequel il promène le dimanche les enfants contre 1000 rupiah la course. Nous allons leur montrer comment découper en paillettes les sachets de snack en aluminium brillants pour en faire du rembourrage de coussins pour chaise ou fauteuil. Ainsi, chaque mois, ils apporteront leur production de paillettes et ils se sentiront utiles, bien qu’ils n’aient plus la force de travailler dans la rizière.

Le processus est lent car nous ne pouvons pas forcer les villageois, il faut attendre qu’ils prennent conscience que les ordures ont de la valeur, comme l’argent, c’est pourquoi nous utilisons le terme « banque d’ordures ». Nous allons sans doute fabriquer des cartes, comme des carnets de caisse d’épargne, pour noter comme un jeu, chaque « virement » de sachets de lessive ou de paillettes qu’apportent les clients de la banque. Cette banque va s’appeler SAPU JAGAT, le balayeur de l’univers, un héros mythique javanais très célèbre : il était à l’origine le jardinier du palais du sultan, mais quand le premier sultan de Java, Senopati, a voulu s’unir avec la déesse de la mer du sud, Ratu Kidul, dont il était tombé fou amoureux au cours d’une méditation, Ratu Kidul lui a dit qu’il fallait avant qu’il mange « l’œuf du monde ». Mais en mangeant l’œuf du monde, le sultan allait devenir un esprit pourvu d’un visage d’une grande laideur. Il hésite, on le comprend. Son jardinier alors se sacrifie pour son sultan et mange l’œuf du monde. IL attrape un visage immonde et va se cacher des regards des hommes dans le cratère du volcan Merapi. Depuis, c’est lui, Sapu Jagat, le balayeur de l’univers, qui nettoie au fond du cratère toutes les ordures physiques et psychiques des hommes. C’est un peu le Casimodo de Victor Hugo dans Notre Dame de Paris. Aventure encore dans ses balbutiements, à suivre.

Nous avons aussi ouvert une crèche, playgroup, pour les enfants de 2 à 5 ans, avant l’école maternelle. C’était une demande des mamans depuis longtemps. Mais nous voulions employer des jeunes filles du village. IL fallait d’abord repérer celles qui étaient motivées, puis les former. Voilà qui est fait. Les deux jeunes filles s’appelent Rina et Rus. Elles ont participé il y a quelques mois, à un atelier de marionnettes géantes pendant 15 jours avec un centre d’arts (Yayasan Bagong) dirigé par des amis artistes, dont le grand acteur indonésien Butet, et ledanseur et chorégraphe Besar, avec qui nous avons collaboré depuis le séisme : il entraînait les danseurs de reog de Bebekan. Ces deux jeunes filles (18 et 21 ans) étaient très renfermées, timides. L’atelier les a métamorphosées. Elles ont rencontré là d’autres jeunes d’autres villages et ensemble, depuis, ils ont monté un groupe de théâtre. Pendant les vacances de Noël, ils sont venus au sanggar pour créer une pièce de théâtre avec les enfants et les jeunes de Bebekan autour de la légende des deux canards amoureux, à l’origine du nom de Bebekan (le lieu-dit des canards). Ils ont fabriqué ensemble deux marionnettes géantes de canard et avec les musiciens du village et les filles qui apprennent la danse au sanggar, ils ont produit un spectacle magnifique. Après ce spectacle, Rina est partie chercher du travail à Jakarta, la capitale. Elle a travaillé un mois et demi comme bonne et babysitter dans une famille, mais elle était exploitée et est rentrée à Bebekan. Une amie d’Asep, prof de playgroup et formatrice, a formé Rina et Rus et le playgroup a commencé avec 30 enfants à la mi-avril au sanggar, tous les samedis matins. Les mamans se cotisent : 1000 rupiah par enfant ( 7 centimes) pour cuisinier ensemble des goûters diététiques et bon marché à base de produits du village : noix de coco, sucre de palme, riz, patate douce, banane… Nous lançons un « combat » contre les snacks en sachets (chips et autres cochonneries sucrées et salées) pour lesquels les mamans se ruinent (nous avons calculé avec elles que près de15% des dépenses d’un foyer allaient à ces snacks pour enfants !). Elles veulent faire plaisir à leurs enfants qui leur réclament ces snacks vus à la télé. En fait des sous-produits de ceux vendus par la pub. Le projet serait de faire un petit livre de recettes de ces goûters naturels, locaux, sains et bon marché. Le 13 mai, Brigitte Bironneau, la femme du directeur général de Carrefour Indonésie, est venue inaugurer le playgroup en toute simplicité. Carrefour nous envoie toujours depuis août 2007, tous les mois, 8 millions de Rupiah (environ 600 euros) sur le compte de la banque locale à côté de Bebekan en nous laissant entière liberté de gestion de cet argent et sans jamais exiger que le nom de Carrefour apparaisse nulle part. Après certaines frictions lors de la construction du sanggar, cette relation de confiance est un vrai bonheur. Elle s’arrêtera hélas en principe fin décembre 2008.

Plusieurs projets importants, qui permettraient de financer une partie des activités du sanggar quand Carrefour arrêtera sa contribution, sont en route, mais j’attends le feu vert de nos divers partenaires pour en parler dans la prochaine lettre.


Juste une chose : nous avons entrepris de « restaurer » la maison limasan, en haut de la colline, avec un bureau et deux chambres pour résidence d’artistes ou guest house, chambre d’hôtes. De jeunes architectes français de l’association « Architectes d’urgence » qui travaillent depuis le séisme à la reconstruction dans des villages du sud de Yoygakarta, sont venus au sanggar et nous ont confirmé que les murs intérieurs de la maison limasan s’écrouleraient dès la première secousse sismique. Ces murs font plus de trois mètres de haut et plus de trois mètres soixante de large, sans colonne de béton armée ni horizontal, ni vertical. Or c’est une des règles anti-sismiques élémentaires qu’un mur d’une surface de trois mètres ou plus doit obligatoirement être entrecoupé à la vertical et à l’horizontal d’une colonne de béton armée. Je n’ai jamais pu dormir dans ces chambres jusque là et n’osais pas non plus y inviter des gens. Nous avons donc abattu les deux murs et nous les avons remplacés par des « gebiok » parois en bois de teck d’occasion que nous avons trouvé à très bon prix. C’est ainsi qu’étaient les anciennes maisons « limasan » de village. En plus de la sécurité, cela apporte un vrai charme. Nous avons aussi refait entièrement les deux salles de bain, carrelage, lavabo, ouverture dans le haut du mur permettant de voir la forêt de bambous sans être vu d’elle. Nous pouvons donc accueillir sans crainte Nicolas Cornet, photographe français, avec qui je collabore parfois sur certains reportages pour GEO (il a publié entre autres deux livres aux éditions du Chêne sur le Vietnam) et qui vient faire fin mai un atelier d’une semaine de photographie avec les jeunes du village, en collaboration avec le centre culturel français de Yogyakarta. Les photos réalisées par les jeunes du village au cours de cet atelier feront l’objet d’une exposition à Yogyakarta en novembre 2008 au cours du mois de la photo, elles seront associées aux photos faites par des jeunes d’un village agricole français (sud de la France) où Nicolas a réalisé un atelier photo l’année dernière. Nous espérons ainsi commencer à tisser la première trame d’un réseau de villages entre Bebeban et d’autres villages du monde.


A cet effet, Asep et moi avons enfin fondé une association indonésienne légalisée par le ministère de la justice indonésienne. Elle s’appelle LOKALOKA. Un site internet est en préparation. LOKA en sanskrit, c’est le monde des apparences, le monde phénoménal, la division cosmique de l’espace avec ses habitants et leurs comportements.

Loka vient de la racine « lok » signifiant « voir, percevoir, connaître, reconnaître ». C’est aussi l’espace ouvert dans la forêts (en coupant les arbres), l’espace ouvert favorisant la liberté. C’est encore la lumière qui fait apparaître le monde phénoménal. ALOKA, c’est l’opposé : les mondes invisibles, non apparents, plongés dans les ténèbres, le cosmos non manifesté. J’ai eu cette idée en pensant au terme « local » face à « global » que les Indonésiens emploient aussi fréquemment aujourd’hui que les Occidentaux, jusqu’à parler de « delokalisasi » (délocalisation). Je me lamentais de ce qu’ils n’utilisent pas un terme plus « local » justement, plutôt qu’un terme occidental, d’origine latine. Et c’est dans une encyclopédie des concepts fondamentaux des arts indiens (Kalatattvakosa – Vol. II – Indira Gandhi National Centre for the arts- New Delhi and Motilal Banarsidass Publishers – Delhi 2003) que j’ai découvert l’origine du mot local, loka. Finalement, les Indonésiens, dont la langue javanaise prend ses sources dans le sanskrit, ne sont pas si « délocalisés » linguistiquement que ça.

Comme dit le peintre Edi, le tremblement de terre a provoqué en nous une révolution intérieure et c’est comme si nous agissions encore, malgré nous, comme toujours portés par son onde de choc. Un nouveau séisme bien plus meurtrier vient de frapper la Chine. Il revient aux survivants, dont nous sommes tous, de transformer l’aspect destructeur de cette force tellurique en une énergie de l’action et du cœur au service des autres.

Merci et à bientôt,

Elisabeth