Village de Bebekan

Maison du corps maison du coeur

mercredi, février 14, 2007

BEBEKAN 16

Sanggar Gino Guno
Les travaux du sanggar Gino Guno ont commencé le 21 janvier, soit le lendemain du Nouvel An Javanais (on est passé de l’an 1939 à 1940 !). Carrefour a travaillé avec un architecte de Jakarta qui a suivi exactement nos souhaits. Sur le blog, vous pourrez voir le dessin en 3D du sanggar. Il semble grandiose en image, parce que l’ambiance champêtre autour n’est pas dessinée, à savoir les bambous géants, les tecks, les rizières et le cimetière qui encerclent de haut en bas et du nord au sud le site. En bas le « joglo », le pavillon ouvert traditionnellement sur quatre côtés, mais ici nous fermons le côté nord sur une largeur de deux mètres avec des portes pliantes en bois pour abriter la bibliothèque et les ordinateurs. Sorte de vaste placard dont les portes s’ouvrent complètement sur le pavillon quand les enfants utiliseront la bibliothèque et les ordinateurs. On y rangera aussi sans doute les costumes de REOG. La nuit, le joglo sera gardé par une ronde de nuit, dite « ronda », coutume javanaise où quelques hommes du village, à tour de rôle, veillent toute la nuit en jouant aux échecs, en buvant du thé et en fumant des cigarettes au clou de girofle. Si un intrus louche entre dans le village, on frappe alors un tambour d’alarme en bois sur un rythme précis, sorte de morse sonore, sons codés. Du centre ouest du joglo partent de grandes marches en pierre qui grimpent à flanc de colline et qui ont une triple fonction : comme escaliers pour accéder aux niveaux deux et trois, comme gradins pour assister au spectacle sous le joglo et comme mur de soutènement pour éviter tout glissement de terrain. Au deuxième niveau, là où il y a encore un magnifique bouquet de bambous géants, seront deux WC . J’ai demandé à ce qu’il n’y ait pas de bac à eau en céramique dans les deux toilettes, mais juste un seau en plastic qu’on remplit avec le robinet chaque fois qu’on veut se rincer. Les bacs à eau sont des nids à œufs de moustiques de dengue (fièvre purulente mortelle) et chaque année il y a des épidémies (en ce moment justement). Pour éviter que les œufs se développent, il faut laver le bac au moins tous les quatre jours, avec de l’eau de javel, ce que ne font pas les villageois. Cette tradition du bac à eau date du temps où il n’y avait pas de pompe électrique sur les puits. On puisait l’eau à la main, on remplissait le bac pour la journée. Mais dans le village, beaucoup de gens n’ont même pas de bac. Ils se lavent derrière une murette en pierre adjacente au puits et puisent l’eau avec un seau à chaque fois qu’ils s’arrosent. Donc pas de bac. On va être obligé de couper les bambous pour installer ces toilettes et la petite tour pour la citerne d’eau, mais ils seront replantés sur le côté sud du sanggar pour soutenir la terre érodée par le voisin qui a creusé dedans pour fabriquer des briques. Les escaliers montent jusqu’au troisième niveau : la maison « limasan » divisée en trois pièces : le bureau du sanggar, et deux chambres d’hôtes, résidences d’artistes, de bénévoles, de visiteurs et amis de Bebekan. Toutes les pièces ont des portes en bois de teck anciennes, mais paysannes, simples, qui ouvrent sur la terrasse. A l’autre extrémité de chaque chambre, une salle de bain à moitié ouverte sur un jardin miniature. A l’extrémité du bureau, un coin cuisine et desserve. Quatrième niveau : le cimetière, perché au sommet de la colline, suffisamment loin des chambres pour ne pas entendre la nuit festoyer les vers de terre, mais suffisamment près pour méditer sur notre mystère : Qu’est-ce que l’univers ? Qu’est-ce que le mystère ?Une table sans fin servie au ver de terre ?Tout lentement rongé par Rien ? (Victor Hugo, « L’épopée du ver – La Légende des Siècles »)


Le mardi 23 janvier au soir, nous avons fait un « syukuran », repas cérémoniel pour célébrer le début des travaux de construction, comme c’est la tradition dans tout village javanais. « Syukur » est un mot arabe qui signifie « rendre grâce ». Des nattes ont été déroulées sur l’emplacement de l’ancienne école maternelle, démolie les jours précédents par les ouvriers. C’est vous, amis de Bebekan, qui avez offert ce repas, car l’entrepreneur de Jakarta délégué par Carrefour pour les travaux, ignorant des coutumes locales, n’a pas inscrit ce poste dans son budget. Etaient conviés tous les gens du village, les autorités locales et les représentants de Carrefour qui sont venus à quatre: le responsable du personnel, le responsable de la sécurité, la responsable clientèle, la responsable articles de confection. Etait aussi présente, Emi, la femme qui m’a emmenée le dimanche, lendemain du séisme, à Bebekan, là où sa mère s’était réfugiée, au sommet de la colline, dans le cimetière, suite à la rumeur du tsunami. Nous l’appellons l’ange de Bebekan. Elle était émerveillée de voir les développements qu’a pris cette étrange aventure. Etant professeur d’anglais dans un collège, elle veut activement nous soutenir dans le programme d’éducation du sanggar. Elle a toutes sortes de bonnes idées et de précieux contacts. Les prières et incantations furent longues, les discours brefs et pertinents, le dîner sobre et express, servi dans une boîte en carton. Juste au centre du cercle des invités, le traditionnel « nasi tumpeng » « riz montagne et une corbeille de bananes. Le lendemain matin, le chef des six villages (dont Bebekan) a posé symboliquement la première pierre avec offrandes de pétales de roses rouges et blanches et résine de benjoin. Ce groupe de six villages porte le nom de Gilangharjo. Gilang c’est le rocher, et harjo signifie « noble », « sacré ». C’est le rocher de méditation où Senopati, le premier sultan de Mataram (dynastie de Yogyakarta- XVIème siècle) venait parfois méditer, dit-on ici.


Le sanggar sera ouvert à tous les enfants de Gilangharjo, soit environ 600 écoliers et lycéens.











Cérémonies, prières, rocher magique, offrandes… la construction du sanggar semblait bien partie… mais les hommes sont, nous le savons pour en être, moins glorieux que les psaumes qu’ils chantent, moins généreux que leurs offrandes et moins sages que la pierre sur laquelle ils méditent. Derrière l’écran de la fumée de l’encens, voici le reality show :
(Les lignes qui suivent ne seront pas lisibles sur le blog car elles mettent en cause plusieurs personnes et nous pourrions être poursuivis, en les publiant sur internet, de fausses accusations publiques. J’espère par ailleurs que ces incidents finiront par être pacifiés, donc inutile de les répandre sur la grande place du marché virtuel. Par conséquent la suite est une lettre privée adressée strictement aux amis de Bebekan.)
Ces incidents injectent soudain un goût de poison étrange dans l’aventure de Bebekan. Comme le venin sous le crochet des cobras noirs qui pullulent dans les broussailles à l’abandon depuis des années dans le flanc éventré de la colline, près du sanggar. Les ouvriers en ont tués cinq qu’ils ont brûlés avec les broussailles. Jusqu’à présent, toute l’aide qui a reconstruit Bebekan était de « l’argent du cœur ». Désintéressé. Donné pour le plaisir de faire plaisir. Et, sauf quelques menus incidents, tout s’est passé à merveille. Mais soudain la logique est toute autre, et nous ne pouvons blâmer que nous-même puisque c’est nous qui l’avons introduite à Bebekan: désormais, faire plaisir à l’autre doit rapporter. Et les cobras noirs brûlés laissent le champ à des vipères plus urbaines. Il va falloir se faire charmeur de serpents…