BEBEKAN 21
14 mars 2010
Ce dimanche matin, le son grave des tambours et des gongs du reog résonne à nouveau sous le pendopo du centre Giri Gino Guno. Il s’en va par les chemins du village, coupe à travers la forêt de bambous et de teck, monte jusqu’au cimetière, puis plonge dans l’eau vert chimique des rizières, imprimant à chaque pousse un frisson contagieux. Pour Asep et pour moi, ce son sera toujours l’écho du grondement de la terre qui tremble, l’onde de choc du combat titanesque des plaques tectoniques au large de Java, simulée par les survivants pour transporter là-haut, sur la colline des ancêtres, l’âme des paysansengloutis dans la plaine. Amplifier sans fin le drame pour le dédramatiser, jusqu’à ce que le corps soit ravi par les pulsions telluriques meurtrières. Et la terreur terrassée. Et aussi les battements prodigieux de l’entraide, le je broyé sous les décombres, l’esprit assourdi d’amour, une puissante mélancolie de la catastrophe qui démasque et dépouille.
Pour les habitants de Bebekan, le son du reog est bien plus ancien que le séisme. Et tout autre. Nous voici depuis bientôt quatre ans au service de leurs jours et de leurs veilles, mais ce bien plus ancien et ce tout autre restent pour nous aussi imperméables que la glaise du village qui colle aux semelles des intrus pendant la mousson. Pour ne pas s’engluer, il faut marcher sans laisser d’empreinte, d’un pas flou, juste esquissé, et pourtant entier, prenant la terre à témoin et le ciel pour appui. Car voilà que les jeunes qui ont tout juste l’âge requis pour entrer en transe, transmettent ce matin les gestes de cette danse martiale à leurs petites sœurs et leurs petits frères. Il y a d’ailleurs un curieux contretemps entre la gravité des tambours et des gongs et la gaîté des enfants.
Les filles forment l’avant-garde, porte-drapeaux et chefs des armées. Elles manient des épées de bambous et lèvent l’étendard de Bebekan : une canne et un canard amoureux sous l’œil d’une source champêtre. Les garçons suivent, sur deux rangs, pieds nus, le visage à découvert : princes, singes, guerriers, géants…Ils miment si bien leurs aînés qu’ils ont vu maintes fois danser dans leurs attributs rutilants qu’on les croirait parés et costumés comme aux grands soirs. Ils ont cet air fanfaron des enfants à qui l’on donne soudain la permission du feu.Le feu ici étant la transe. Et ce bonheur de pouvoir devenir enfin pour de vrai le héro de leurs rêves.Car si certains portent des t-shirts Spiderman contrefaits, leurs héross’appellent toujours Hanoman, Rahwana, Baladewa, Bima, Arjuna, Petruk, Bagong, Anggodo,Gatotkoco… Ceux là aussi sont pour la plupart des contrefaçons, mais si anciennes et si bien digérées par le génie local, que l’Inde, pays qui les a inventés, a renoncé depuis longtemps à tout copyright.Debout devant les planches de la scène, plusieurs vieilles femmes regardent, émues et fières, leurs arrières petits-enfants entrer à leur tour dans la grande histoire rêvée du village.
Une histoire dont le scénario tient en deux mots: guerre totale. Auc une intrigue secondaire, pas même un épisode amoureux. Les protagonistes avancent sur deux rangs, d’un côté les princes et autres nobles guerriers secondés par l’armée des singes, de l’autre la horde des géants. Passant d’un camp à l’autre, les clowns javanais tissent sur ce vieux fond indien une trame insulaire, tandisque les esprits ancestraux du village, reconnaissables à leurs masques lourds et effrayants, brisent les rangs et sèment la zizanie. Rapidement la confrontation vire à l’affrontement. Tout d’abord unesuccession de duels au corps à corps, sorte de joute où les deux combattants se mesurent, se provoquent et rivalisent en prouesses martiales, comme dans les films de kung fu. Les autres danseurs observent, immobiles, le duel, et c’est précisément dans cette immobilité que la transe s’empare de l’un d’eux, par la tête, puis se propage comme un virus dans ses bras, ses jambes, et sur d’autres danseurs.
La guerre alors éclate, et le peu de chorégraphie qui maintenait encore un semblant de cohésion se démembre, libérant le chaos. Le suspens n’est ni dans le scénario insignifiant ni dans la chorégraphie minimale, mais dans cette formidable mêlée où rôdent les conflits couvés de voisinage, les rivalités sentimentales, les jalousies sociales, les secrets de famille. Une guerre totale contenue toutefois par un filet invisible qui fait qu’au terme des hostilités, il n’y a ni gagnant ni perdant. Car ce ne sont pas des individus qui s’affrontent. C’est l’existence même du village qui est mise délibérément à l’épreuve de la haine. Et ce filet salvateur en cas de dégringolade, c’est la matrice de Bebekan. Miséricordieuse.
Dernière lettre.....
Depuis ma dernière lettre qui remonte au 20 mai 2008, l’aide de Carrefour pour le financement des activités du centre à hauteur de 600 euros par mois s’est arrêtée. Fin 2008. C’était prévu ainsi. Donc six mois avant l’expiation du délai, nous avons fait une réunion avec les villageois pour réfléchir comment financer le centre communautaire par la suite. Silence de mort. Puis le chef du village a pris la parole : « Nous n’avons aucune idée, aussi nous espérons que vous, vous en avez une. » Je leur ai alors proposé d’accueillir des touristes. Mais pas n’importe lesquels. Il se trouve que quelques mois après le séisme, Jean-Paul Chantraine, directeur de ASIA voyage à Paris, était venu à Bebekan. Je le connaissais par une amie commune.
C’était à l’époque où nous commencions à construire des maisons rudimentaires, piliers de cocotier et murs en bambou, pour s’abriter pendant la mousson. Il avait été très touché par la gentillesse des villageois et m’avait dit que si nous manquions d’argent pour terminer les 57 maisons, il nous aiderait. Or nous avons eu assez d’argent. Je lui ai donc envoyé un email pour le remercier, notre budget nous ayant suffit à construire toutes les maisons.
Heureusement surpris, il m’a invitée à dîner lors de mon passage à Paris début 2008. Je lui ai expliqué que les gens de Bebekan n’étaient désormais plus des victimes et qu’ils n’avaient donc plus besoin d’aide directe. Par contre, si ASIA voulait nous envoyer des touristes, ce serait un excellent échange. Jean-Paul Chantraine m’a donné sa parole. En mai 2009, les deux directrices de marketing d’ASIA sont venues dormir dans le gîte/guesthouse du centre communautaire. Et à l’automne 2008, ASIA consacrait une page entière à Bebekan dans son catalogue. Les premiers groupes ont commencé à arriver en janvier 2009, soit juste après que l’aide de Carrefour se soit arrêtée. Parfaite synchronisation. Ces groupes ne restent pas dormir, puisque nous n’avons que deux chambres. Mais ils viennent dîner, avec visite du village avant la tombée de la nuit, récit en films de la reconstruction de Bebekan après le séisme, et concert de gamelan auquel les invités peuvent s’initier, danses classiques du palais, du village, danses masquées et reog.
Depuis un peu plus d’an, ces groupes de 6 à 22 personnes qui viennent au maximum cinq fois par mois, nous permettent de financer une grande partie des frais de fonctionnement et des activités du centre. Une cinquantaine d’habitants sont mobilisés pour accueillir ces visiteurs. Tous sont payés, sur un modèle communautaire. C'est-à-dire que pour chaque groupe de villageois, nous avons établi un contrat : pour le groupe des cuisinières (entre 2 et 5 selon le nombre de visiteurs), le groupe des femmes de gamelan (22), le groupe des jeunes qui servent (entre 4 et 6), le groupe des danseuses (4), des danseurs et musiciens de reog (35), le groupe des jeunes qui montent la scène en bois (extension du « pendopo )…
Chaque groupe perçoit une somme qu’il gère à sa guise, l’essentiel étant que tous les membres du groupe soient d’accord sur le mode de répartition de l’argent. Les femmes de gamelan ont décidé au début de tout garder dans une caisse commune utilisée comme une caisse de sécurité sociale lorsque l’une d’elles est malade ou qu’il y a un mort dans une des familles. Puis elles ont utilisé une certaine partie de l’argent pour s’acheter un deuxième costume de scène. Les jeunes étaient dans un dilemme, entre gérer l’argent de façon communautaire ou le prendre, chacun sa part, comme un salaire après chaque soir. Je leur ai dit que c’était le dilemme qu’ils vivaient actuellement : le choix entre la vie communautaire rurale de jadis ou la vie individualiste de la ville.
Que moi-même, je vivais sur le modèle individualiste, donc que je ne pouvais pas les pousser à choisir le modèle communautaire. Mais qu’ils pouvaient couper la poire en deux : une partie qu’ils empochent chacun individuellement, et une autre qu’ils laissent dans la caisse commune pour des projets communs. C’est cette solution qu’ils ont adoptée jusqu’à aujourd’hui. Quant aux cuisinières, elles ont économisé et ouvert il y a un mois un « warung », petit restaurant au bord du chemin le plus passant du village. Une fois tous les groupes payés, nous avons encore des bénéfices qui vont dans la caisse du centre communautaire pour payer les cinq personnes salariées à plein temps, les profs de gamelan, de danse, d’ordinateur, du playgroup, l’électricité, l’internet (nous avons une liaison rapide grâce à une petite tour en métal, très discrète, sur la colline) etc…
Il nous est arrivé d’accueillir deux fois des voyageurs d’ASIA dans les deux chambres du gîte, mais la plupart de nos hôtes sont des amis d’amis. Nous avons accueilli récemment une équipe de film documentaire indonésienne de Jakarta, de la Kalyana Shira Foundation, fondée par Nia Dinata, une des plus talentueuses cinéastes d’Indonésie.
Ils sont venus tourner un film sur un théâtre populaire itinérant de « ketoprak »,« Kelana Bhakti Budaya » (les errants au service de la culture) qui campe juste à côté du village. Un art en voie de disparition joué par des gens très marginaux mais profondément artistes, qui subliment et transfigurent leur vie misérable chaque soir en montant sur scène. L’équipe de film va revenir une semaine pendant plusieurs mois et Bebekan est la base rêvée, d’autant plus que plusieurs habitants de Bebekan vont jouer régulièrement avec la troupe ambulante. Par exemple, Pak Kuat, le prof de gamelan, joue un grand roi d’une dynastie imaginaire…
Comme si les gens de Bebekan avaient trouvé en cette troupe desgens encore plus marginaux qu’eux. Et une même dévotion pour les arts populaires. Nous avons donné à cet engagement auprès d’ASIA le nom de « voyage gotong-royong », car le terme de « tourisme équitable » est utilisé à tors et à travers, et produit souvent plus de dégâts collatéraux que de bienfaits. « Gotong royong » c’est la traditionnelle entre aide communautaire qui a si bien joué lors du séisme pour les secours immédiats aux blessés et survivants et la reconstruction des 300.000 maisons détruites. C’est le principe de réciprocité qui devrait être celui de tout voyage qui se dit « équitable » ou « responsable ». Le fondement du « voyage gotong-royong », c’est que les revenus du tourisme n’alimentent pas toujours plus de tourisme, mais sont recyclés par les villageois pour financer des activités d’éducation, des micro entreprises et pour soutenir les arts traditionnels et les savoirs ancestraux.
Il faut pour cela que le partenaire paye suffisamment bien pour que quelques groupes par mois suffisent, afin que le village ne devienne pas une machine à fabriquer de l’exotisme pour les visiteurs et qu’il puisse un jour être libre de s’affranchir complètement du tourisme, s’il le souhaite. Qu’il n’en soit pas dépendant comme d’une drogue.
Depuis, dans la série diplomates, nous avons accueilli l’ambassadeur d’Autriche et récemment l’ambassadeur de Hongrie, ce dernier escorté bien malgré lui par quinze policiers, dont une femme qui m’a raconté avoir fait des études de littérature japonaise avant d’entrer dans la police.Elle était bouleversée par les chants du groupe de gamelan des enfants, des chants en javanais dont elle me décryptait la profondeur philosophique et spirituelle dissimulée dans ces mots enfantins.
Tous ces développements ne se sont pas faits sans difficultés, certaines tellement dures qu’Asep et moi avons été plusieurs fois sur le point d’abandonner Bebekan à son destin. Comme par exemple la démission soudaine des deux jeunes filles que nous avions formées pendant de longs mois à s’occuper du gîte et du play group. Nous les avions envoyées à Yogyakarta suivre des stages d’éducation pour tout petits enfants, et aussi des cours de français au centre culturel français. Mais c’était sans doute trop pour elles, elles n’ont pas eu le cran de s’accrocher.
Nous avons dû tout recommencer à zéro. Reformer des jeunes du village en espérant qu’un jour ils pourront prendre en charge complètement le centre communautaire. Toutes les personnes extérieures que nous avons essayé d’introduire dans le village n’ont pas tenu plus de deux mois. Comme Edi, l’artiste qui avec tant d’enthousiasme, enseignait aux jeunes à faire du papier recyclé ou à base de feuilles et d’écorces. Il avait promis monts et merveilleuses à ses élèves qui y croyaient, et il a disparu du jour au lendemain, alors que nous le payions chaque semaine pour ses cours. Il faut dire qu’il y a une telle force d’inertie dans le village, qu’il faut déployer une force d’action décuplée pour la contrer.
Et apprendre à ne pas projeter ses idées sur les villageois, car nos rêves ne sont pas les leurs. Chaque idée se fracasse contre cette force d’inertie et parmi tous les éclats de ce fracassement, l’un d’eux germe quelque part et pousse comme il l’entend. A nous de l’arroser, de surveiller qu’aucun parasite ne le dévore, mais il pousse àsaguise, ou meurt sur pied, faute d’arrosage ou de témérité de sa part. Mais depuis que nous travaillons avec les gens de Bebekan, nous avons observé qu’ils se font souvent abuser, ou utiliser par des associations, ONG ou projets gouvernements.
Un exemple parmi tant d’autres : il y a un an, les autorités régionales lancent un projet louable : distribution desemis bio de salades et autres légumes aux villageois pour que ceux-ci les fassent pousser. Ensuite, les autorités les leur achèteront et les vendront à Jakarta sous le label bio à un bon prix. Voilà plusieurs villageois enthousiastes qui arrosent chaque jour les semis, les désherbent etc… Ils participent même à une exposition dans les bâtiments du canton, des photos sont prises, des rapports remplis. Deux mois plus tard, alors que je m’étais absentée à l’étranger pendant plusieurs semaines, je vois les légumes tous fanées, à l’abandon dans les jardins des villageois.
Ils me disent que finalement les autorités locales ne leur ont pas acheté leur production car la filière Jakarta n’a pas marché…Ils ont donc travaillé pour rien, tandis que les autorités locales, ou le chef de cet projet a reçu un budget important pour lancer cette initiative, il a fait des photos, un rapport, mission accomplie.C’est ce qu’on appelle s’engraisser sur le dos des pauvres, stratégie utilisée par nombre d’ONG sous le drapeau de l’aide humanitaire, consciemment ou inconsciemment.On comprend alors mieux pourquoi les gens de Bebekan ont souvent montré si peud’enthousiasme pour des projets nouveaux. Ils ne se révoltent pas contre les autorités. Leur révolte est tournée contre eux-mêmes et s’exprime parcette terrible force d’inertie.
Je crois que s’il n’y avait pas eu le tremblement de terre, jamais Asep et moi n’aurions pu entrer dans l’intimité de ce village et y être acceptés.C’est une communauté très soudée, non pas tant entre ses membres qui comme tous les humains se jalousent, mais soudée contre le monde extérieur. Le monde extérieur commençant au village d’à côté.
Un jour, il nous a avoué que certains habits avaient été mangés par les rats. Nous lui avons dit que le centre allait payer pour les remplacer, mais à condition qu’il accepte enfin de les lâcher. Il a dit oui, mais quatre mois plus tard, il gardait toujours les costumes chez lui. Comme si s’en défaire aurait été perdre de son « empire » sur les danseurs de reog. En enfermant les costumes dans sa maison, c’est toute la danse de reog qu’il enfermait, l’empêchant d’évoluer. Au terme d’un bras de fer terrible, il a fini par lâcher prise. Pour ses masques, la venue du Cheikh Bentounes (voir lettre 20 sur le blog : bebekan-e.blogspot.com) chez lui a été bénéfique, pendant un temps du moins. Il avait complètement arrêté de fabriquer des masques, après que celui qu’il était en train de sculpter ne lui soit apparut en rêve, hurlant dedouleur. Deux mois après la visite du Cheikh Bentounes, il nous a montré le masque qui hurlait dans son rêve : il l’avait terminé, c’est Mbah Weryo, l’ancêtre de tous les esprits du cimetière de Bebekan.
Et il a fabriqué aussi un masque de Rahwono, le roi des géants qui enlève la princesse Sinta mariée à Rama, dans l’épopée du Ramayana. Un masque dont la moitié du visage est peinte et bien formée et l’autre en bois brute, comme un squelette, un œil dans la vie, l’autre dans la mort : « le réveil de Rahwono ». La mort étant les ténèbres que le sculpteur a traversées pendant les mois où il s’était arrêté de sculpter. Incontestablement, le plus grand succès du centre communautaire est le gamelan. Le groupe des femmes est de plus en plus performant et assidu. Un autre groupe de femmes, d’un village voisin, vient répéter depuis quelques mois une fois par semaine au sanggar.
Et surtout les enfants de Bebekan ont constitué un groupe depuis presque un an et ils commencent à jouer remarquablement bien. Le gamelan est le meilleur véhicule pour briser la force d’inertie et la remplacer par une force de ralliement puissante, créant une cohésion extraordinaire. C’est une musique essentiellement communautaire : chacun frappe une note qui ne ressemble à rien en soi. Les joueurs de gongs dans le gamelan sont les plus étonnants pour cela. Chez les enfants, ce sont deux jeunes garçons de 7 ou 8 ans qui sont assis dans l’antre des gongs trois fois plus gros qu’eux, et de temps en temps, ils frappent un coup, pas n’importe quand et pas sur n’importe quel gong. Le coup de gong, c’est le verbe dans une phrase, sans lui la phrase s’effondre, les mots perdent toute tenue et tout sens, ils ne sont plus mus par aucune énergie qui les déploie et leur confère une ampleur infinie. Cette syntaxe complexe, les deux petits joueurs de gongs l’ont parfaitement saisie même si on les voit à peine, caché dans leur forêt de gongs.
Une amie japonaise, musicienne, mariée à un Indonésien et vivant à Jakarta, nous a, l’année dernière, à la fin du mois de Ramadhan, fait don de sa « zakat », c'est-à-dire l’aumône annuelle, un des cinq piliers de l’islam. Elle nous a dit : « Je ne fais pas les prières, ne suis pas vraiment pieuse, mais la « zakat », j’y tiens. Je la donner chaque année à un petit projet d’éducation. » Nous utilisons donc cette aumône pour payer les deux professeurs de gamelan (de deux villages voisins) depuis bientôt un an.
Autre chance : une petite ONG hollandaise (comme quoi il y en a de bonnes) nous a donné il y a un aussi une aide pour les cours d’ordinateur pour les enfants. Jusque là, nous avions consacré les cours aux adolescents. A présent, tous les enfants de Bebekan savent utiliser un ordinateur, photoshop et autres programmes, et comme il y a internet, plusieurs sont sur facebook. Il est heureux de voir les enfants, après le cours de gamelan, se ruer dans labibliothèque pour s’asseoir devant les ordinateurs. Comme il n’y en a que quatre, les autres, en attendant leur tour, lisent des livres. Le cours d’ordinateur pour enfants va bientôt produire un petit livre, illustré par les enfants eux-mêmes à la palette graphique.
Le mythe de Sapu Jagat, le balayeur de l’univers, revisité par les enfants des Bebekan. Sapu Jagat est l’esprit qui habite le cratère du volcan Merapi. J’en ai déjà parlé je crois dans une lettre précédente. C’est un peu le Casimodo de Java : il a si vilaine figure qu’il se cache dans le volcan. S’il est si laid, c’est parcequ’il prend toutes les ordures des hommes et du monde sur lui. Mais il nettoie les hommes de leur cruauté et avidité et le monde de sa pollution.
Nous relions ce livre au projet plus vaste financé par la fondation Bodyshop, à hauteur de 4000 euros pour un an. Asep avait entendu dire que la fondation Bodyshop finançait des projets « grassroot », c'est-à-dire directement initiés par des communautés, hors ONG. Nous avons écrit un projet reliant la fabrication de fumier à partir des bouses de vaches de Bebekan, au tri des poubelles et du recyclage des plastiques en sacs ou pochettes au look un peu chic (voir photo ci-jointe), et au développement de petits potagers bio (avec le fumier) devant les maisons des habitants qui le souhaitent, formation de deux jeunes du village à la médecine traditionnelle javanaise et aux « jamus », les plantes médicinales auprès de l’extraordinaire « docteur Moko », un médecin traditionnel qui travaille en collaboration avec plusieurs grands hôpitaux de Yogyakarta pour des thérapies alternatives. Agriculture, médecine, et micro- économie formant ainsi un projet intégré, l’une nourrissant lesautres. Nous n’avions pas inscrit le projet du livre avec les enfants dans la proposition car les fondations demandent toutes sortes de garanties quand on inclut des enfants, elles s’assurent, à juste titre, qu’ils ne sont pas exploités. Nous avons donné au projet Bodyshop le nom de « Sapu Jagat » et un mois après l’envoi de notre proposition, nous recevions une réponse positive. Bodyshop nous a envoyé tout l’argent sur le compte du centre sans nous demander depuis aucun rapport d’activités. Mais nous sommes en train de réaliser un petit film à cet effet.
La pochette 12cmX12cm qui figure sur la photo est faite à partir desachets de boissons instantanées et de chips, le pire de ce que la fast food produit, un vrai désastre nutritionnel et économique à l’échelle des villages. Nous essayons de lutter contre la consommation de ces choses auprès des enfants, mais les pubs à la tv sont plus fortes que nous, à court terme du moins. En attendant, le projet Sapu Jajat permet aux gens de Bebekan de prendre conscience des poubelles que génèrent ces sachets puisque tous les séparent dans leur maison. Ils les coupent en paillettes et les « vendent » à l’équipe de fabrication des pochettes (3 personnes) au prix de 10.000 roupies (80 centimes) le kilo.
Les bordures argentées sont coupées dans des sachets de lait en poudre ou de biscuits (la face intérieure). Nous n’importons aucune poubelle extérieure au village, nous n’utilisons pour fabriquer ces pochettes que les ordures que les gens de Bebekan consomment. Nous avons donc observé qu’il existe une hiérarchie de la pauvreté dans les plastiques et sachets : les beaux plastiques épais et solides des sacs de lessive, d’adoucissant et autres n’existent pas à Bebekan car les villageois n’achètent que des mini doses, dans des sachets fins, aluminium, d’où cet effet paillettes. Ils gèrent leur budget au jour le jour, les mini doses, qui coûtent en fait plus cher proportionnellement, ont été inventées pour la clientèle pauvre, le plus vaste marché du monde. Il n’y paraît pas, mais il nous a fallu de longues semaines et deux généreuses amies, conseillères en design, pour aboutir à cette pochette. Nous allons la décliner en une pochette plus longue, pour mettre les billets d’avion, passeport. Et format porte-document. Les trois auto-entrepreneurs des pochettes fixent eux-mêmes la somme qui leur revient pour leur travail, la somme qui retourne dans la caisse pour de futurs investissements et le prix de vente. Nous allons entrer dans la phase marketing. Nous ne voulons pas vendre la pochette dans les boutiques de Yogyakarta car elle sera très vite copiée. Nous visons le réseau d’amis à l’étranger et éventuellement à Jakarta.
De toute façon, la production est très artisanale et limitée pour l’instant à 5 ou 10 pochettes par jour.
L’atelier de photos initié par Nicolas Cornet a porté ses fruits : le site internet du magazine GEO a commandé aux jeunes photographes de Bebekan un reportage sur la vie quotidienne dans le village. Les onze jeunes ont décidé d’investir l’argent reçu de GEO pour ce reportage dans des plantations de bananes. Modestes plantations puisqu’ils n’ont que peu de terres, mais des bananes prisées, comme les bananes dites d’Ambon et les bananes « raja » (reines) utilisées pour toutes les cérémonies de mariage et autres rituels javanais.
Depuis un mois, nous avons également relancé le playgroup avec ma fille, Sarah, qui s’en occupe très sérieusement, assistée par une étudiante qui était venue passer un mois au village avec un groupe d’autres étudiants et étudiantes d’une université protestante de Yogyakarta dans le cadre du KKN (Kulia Kerja Niata), sorte de stage dans les campagnes, obligatoire en fin de cycle d’études, afin que les étudiants, issus souvent de milieux urbains favorisés, soient confrontés à la vie réelle dans les campagnes et développent avec les habitants un petit projet social. Nous avons eu ainsi deux groupes de KKN à Bebekan depuis deux ans et beaucoup de ces étudiants reviennent souvent le samedi soir retrouver les jeunes du village au sanggar. Des romances se nouent et se dénouent entre jeunes des villes et jeunes des champs. Entre 16 et 20 petits viennent chaque semaine au playgroup avec leurs mamans que nous invitons vivement à participer aux activités pour leur apprendre à mieux éveiller leurs enfants.
Avant-hier, vendredi 12 mars, nous avons fait un repas cérémoniel pour célébrer l’arrivée du nouveau gamelan offert par des amis hollandais. Il est de coutume de nommer un gamelan. Les gens du village l’ont appelé : « Giri Laras » La montagne harmonieuse. Lorsque la veille, le gamelan a été livré par le fabricant, un forgeron de la région de Solo (l’autre ville palatine à 60 kms à l’est de Yogyakarta), le gardien du sanggar, qui est aussi le gardien du cimetière de Bebekan, est entré en transe. Il ne se souvient plus de rien sinon que « quelqu’un » s’est présenté à lui et lui a soufflé : « j’ai faim, donne-moi à manger ». C’était l’esprit du plus gros gong du gamelan. Et le gardien est alors entré en transe et s’est mis à manger des feuilles et des pétales de fleurs destinées aux offrandes…
A l’époque du séisme, le site sur lequel est aujourd’hui construit le sanggar Giri Gino Guno était un lieu hanté par tous les vents, déserté par les gens du village. Les enfants passaient devant en courant, personne ne s’y attardait, c’était la face cachée du village, le passé englouti de paysans déportés par l’armée japonaise dans des camps de travail forcé sur l’île de Sumatra. Ce passé, personne dans le village n’en parlaient, il était là, muet, suspendu dans la jungle de tecks et de bambous géants qui régnait sur ce pan de colline maudit où des cobras noirs grouillaient dans la glaise, dans l’attente d’être défrichée, déchiffrée. Aujourd’hui, ce site est devenu l’épicentre du village, avec sa petite tour relais internet plantée au sommet de la colline, mettant enfin Bebekan sur une fréquence mondiale. Comme si le tremblement de terre avait provoqué un retournement de l’histoire. Mais de quelles histoire ?
Je commence à dresser l'arbre généalogique des 400 habitants qui sont tous plus ou moins cousins, pour comprendre l'histoire de leur village, cette fatalité "de fossoyeurs" et de paysans sans terre qui s'abat sur eux depuis des siècles et qu'ils ont intégrée. Comme dans tout processus de généalogie, des secrets de famille vont surgir. Je crois que je vais écrire un livre en même temps que je constitue avec eux leur arbre de vie, ne sachant pas ce que demain me réserve comme nouveau chapitre, et en utilisant toutes mes notes depuis presque 4 ans sur ce village comme une épaisseur humaine et temporelle. Ecrire dans la vie, non pas sur la vie. Dans une sorte d'improvisation pareille à celle dans laquelle nous avons reconstruit le village après le séisme. Comme si nous avions épousé, sans le savoir; une architecture invisible déjà là. Qu'aucun séisme n'a jamais pu détruire.
Merci à vous tous qui avez cru à cette histoire avant qu’elle ne s’écrive.
Elisabeth